L’Afrique francophone, ce bel édifice dont les fondations furent posées il y a plusieurs siècles, semblait ne jamais devoir se fissurer.
Le contrôle absolu qu’y exerçait la France lui procurait des avantages exorbitants. Les colonies furent depuis toujours des sources d’approvisionnement en matières premières. Jusqu’à l’avènement de la IIe République française en 1848, elles fournirent des esclaves. Durant les sombres heures des deux guerres mondiales, elles procurèrent des soldats et de l’or. Elles permirent à la métropole de résister mieux que d’autres pays aux bourrasques de la grande crise des années 30 et d’asseoir une position dans le concert des nations, notamment à l’Onu, sans commune mesure avec ses propres potentialités.
Mais voilà que le génocide du Rwanda, le changement de régime dans l’ex Zaïre, les mutineries de Bangui et les troubles qui affectent bon nombre de ces pays sont comme les signes avant-coureurs d’un effondrement. La forteresse semblait pourtant imprenable. Depuis 1939, ses structures reposent, pour 14 des pays du conglomérat, sur une monnaie : le franc CFA. Représentant moins de 1,5% de sa propre masse monétaire, il ne coûte pas grand chose à la France. Mais cela permet à l’ancienne puissance coloniale de capitaliser ses banques, de subventionner ses entreprises (en position de quasi monopole), de s’approvisionner en matières premières à moindre coût, et de disposer de bases militaires dans la région.
La Banque de France retient 65% des réserves de change des pays membres pour prix de la convertibilité du franc CFA et jouit d’un droit de veto dans la gestion des deux Banques Centrales de la zone : la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque Centrale des Etats d’Afrique Centrale (Béac). De fait, le Gouverneur de la Banque de France est le véritable artisan de la politique économique et monétaire de cette chasse gardée .
Quand, par la suite, il se trouve élu à la tête du Fonds Monétaire International (FMI), comme ce fut le cas pour Jacques de Larosière remplacé par Michel Camdessus, il donne une caution internationale à la domination sans faille de Paris. Cette main mise totale trouva son apothéose dans la dévaluation de 50% du franc CFA de Janvier 1994. Ni le Président français ni son Premier Ministre ne jugèrent utile d’aller informer les chefs d’Etats africains réunis à Dakar de ce coup de force. Ce fut Michel Camdessus, accompagné du Ministre français de la coopération, qui s’en chargea. Suprême raffinement, les conseillers et collaborateurs de la politique africaine du directeur du Fonds furent des ressortissants de la zone franc : Alassane Ouattara et Mamadou Touré.
Ce régime d’exploitation institutionnalisée perpétua le statut de comptoirs coloniaux de ces pays dans des conditions pires que durant la période coloniale. Pendant la colonisation, ils formaient une union, ce qui justifiait leur adoption du franc CFA comme monnaie commune. A l’heure des indépendances, ils mirent fin à cette unité mais n’en gardèrent pas moins l’usage de la même monnaie. Comment des pays n’opérant pas au sein d’un marché unique peuvent-ils adopter une même devise ?
Cette inadéquation structurelle contribua à faire d’une centaine de millions d’Africains les otages d’un environnement politique, économique et social impropre au développement. Il est étonnant que nos brillants experts de Washington et de Paris ignorent cette vérité économique élémentaire. Mais l’ignorent-ils vraiment quand on connaît l’acuité du débat sur l’euro et ses exigences de convergence ?
Un tel contexte économique est impropre à toute forme de progrès. Il n’existe pas de base manufacturière viable pour créer des emplois industriels et tertiaires. Les productions des industries locales sont destinées non à l’exportation mais aux marchés locaux.
Les investissements dont bénéficièrent ces régions furent accordées en grande partie par les Banques multilatérales (la Banque Mondiale, le FMI, la Banque Africaine de Développement). Leurs programmes de prêts contribuèrent à aggraver plutôt qu’à soulager dépendance et pauvreté. Leurs stratégies étaient erronées, car elles ne privilégiaient pas l’éducation, la santé et la production vivrière mais les matières premières agricoles et les projets d’infrastructure. Les exploitations pétrolières, agricoles et minières, de même que les projets de route, de barrages ou de télécommunications, ne profitèrent qu’aux firmes étrangères qui en assuraient l’exécution et à la cohorte de bureaux d’études, d’experts et d’assistants techniques.
Dans les autres régions du monde, en Asie, en Amérique Latine et en Afrique du Nord, entrepreneurs et experts ont été en grande partie recrutés sur place. Des emplois ont été crées et une partie de la dette contractée a été recyclée localement. Ces pays eurent le bons sens, il est vrai, d’exploiter à fond l’avantage qui octroie aux entrepreneurs locaux une marge préférentielle de 10% dans les appels d’offres.
Les dirigeants des pays francophones ne furent jamais en mesure de faire usage d’une telle disposition : leurs firmes locales sont en réalité françaises dans leur grande majorité. Les entreprises, les consultants et le personnel ont donc été recrutés à l’étranger, de préférence en France : des expatriés aux compétences aussi douteuses que celles des anciens dirigeants d’ Air Afrique, au bilan désastreux.
Quant aux programmes d’ajustement structurels mis en place tout au long des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, ils ne se sont attachés qu’à opérer des coupes claires dans les effectifs des administrations et dans les dépenses publiques, éducation et santé en tête. En contrepartie de ces « cures », les pays bénéficièrent de prêts dits à décaissements rapides, non pour produire mais pour importer de l’essence, du riz, des pièces détachées, etc. Ces programmes ne firent rien pour corriger les effets pervers du choix contre nature décidé par des Etats non-fédérés de faire usage d’une monnaie commune.
Misère et chômage endémiques s’aggravent. Il aurait été plus utile de dépenser ces sommes astronomiques pour activer les conventions de paiement et les accords de libéralisation des échanges et d’union douanière que ces pays signèrent sans disposer des moyens de les rendre opérationnels. Cela leur aurait permis d’asseoir des bases économiques saines, de revitaliser leurs courants d’échanges mutuels atrophiés, et de substituer à leur statut de comptoirs néocoloniaux celui d’économie en développement.
On peut douter de la sagesse de telles politiques de la part de la France, de ses alliés africains et de Washington. Tuer la poule aux œufs d’or trahit plus la cupidité que la marque d’une stratégie intelligente à long terme. Pourtant, le statu quo était de règle. Tout concourrait à perpétuer cette politique néocoloniale : la confrontation Est-Ouest qui assignait à la France le rôle de gendarme de l’Afrique ; la collaboration avec des régimes pour la plupart exécrés par leurs peuples, mais maintenus au pouvoir sous perfusion, des gouvernements français – de droite comme de gauche – toujours prêts à se présenter comme les bienfaiteurs de l’Afrique en la dépeçant et en parquant dans des charters ses travailleurs émigrés.
Quatre événements majeurs concomitants allaient remettre en cause cet immobilisme mortel. Il y eut d’abord la fin de la guerre froide. Puis vint le triomphe d’un libéralisme effréné et de la mondialisation : économique : il fit sauter les verrous des chasses gardées. Troisième événement, l’entrée triomphale de Laurent-Désiré Kabila dans Kinshasa. Mais plus important encore, en quatrième lieu, l’émergence d’une Afrique nouvelle avec des nouveaux dirigeants de la trempe de Mandela en Afrique du Sud, de Zenawi en Ethiopie, de Museveni en Ouganda, d’Issaias Afeworki en Erythrée, ou de Kagamé au Rwanda.
Dans le cadre de deux organisations régionales – la Southern African Development Community et la Zone d’Echanges Préférentiels – les pays d’Afrique Australe, Centrale et Orientale se sont mis à l’œuvre pour bâtir un vrai marché commun africain. La consolidation de leurs secteurs bancaires sous la houlette de l’Afrique du Sud, la mise en place de structures industrielles grâce à des projets régionaux dans les domaines de l’énergie, du transport, de la construction ou du bâtiment, ont fait enregistrer à ces pays des croissances économiques spectaculaires.
A titre d’exemple, la croissance du produit national brut (PNB) a été en 1996 de 12,4% en Ethiopie ; de 13,1% au Lesotho ; de 13,3% au Rwanda et de 7% en l’Ouganda. A l’exception de la Côte-d’Ivoire, les pays de la zone franc ont clairement raté cet élan de renaissance économique. Les taux de croissance en 1996 ont été par exemple de 1,9% aux Comores ; de -0,9% en Centrafricaine ; de 4,8% au Congo et de 3,2% au Gabon.
A la décharge de la France, il convient de souligner que, pour danser le tango, il faut être deux. Au lendemain des indépendances, des pays comme le Cambodge, le Vietnam, le Laos, le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, Madagascar, la Mauritanie, la Guinée et le Mali décidèrent de s’affranchir de la tutelle française pour prendre en main leur propre destinée. Les autres pays de l’ancien empire colonial firent le choix opposé et décidèrent de rester dans le giron français. Mal leur en prit.
Les récents événements qui ont embrasé certains pays francophones démontrent amplement que le temps est aussi venu pour eux de se libérer des fourches Caudines de l’exploitation. La meilleure stratégie pour y arriver serait, pour les pays de la zone franc, de se défaire du franc CFA, chaque Etat créant sa propre monnaie et menant une gestion responsable de ses finances publiques.
Ils disposent de deux atouts majeurs pour réussir. Le premier concerne le retour des capitaux exilés. Il est de notoriété publique que la zone franc a non seulement favorisé une fuite massive des capitaux, mais également un transfert substantiel en France de l’épargne générée dans la région.
Les libanais d’Afrique de l’Ouest ont usé de cette manne pour contribuer, à concurrence de 6 milliards de dollars, à la reconstruction de leur pays d’origine. C’est plus que le montant des capitaux privés investis en Afrique sub-Saharienne, qui se sont montés à 5 milliards de dollars en 1995.
Salomon Brothers, la Banque américaine d’investissement, a estimé ces afflux de retour de capitaux à 40 milliards de dollars pour l’Amérique latine en 1991 et à 56 milliards de dollars pour la Chine de 1989 à 1991.
Mais pour que le même phénomène se reproduise pour les pays de la zone franc, il conviendrait qu’ils cessent de brader leurs actifs publics aux industriels français, les Bolloré, Bouygues, Mimran et consorts, et qu’ils procèdent à de véritables mises aux enchères publiques avec un quota réservé à leurs nationaux. C’est de cette manière que le Ghana a procédé en cédant à ses nationaux 30% des actions des mines d’or d’Ashanti lors de leur privatisation. Une telle stratégie aurait d’autant plus de chances de réussir que le Financial Times estimait, dans son édition du 20 mai 1996, les fuites de capitaux africains à 135 milliards de dollars en 1991. Le second atout réside dans l’expansion du commerce traditionnel dit informel. Il représenterait entre 30% et 50% du commerce total du continent. Alors pourquoi ne pas rendre formel ce qui est informel et restaurer les courants d’échanges qui firent du Ve au XVIe la prospérité des grands empires précoloniaux, le Ghana, le Mali et le Shongaï.
Près de quarante années ont déjà été perdues depuis les indépendances et il faut du temps pour asseoir les fondations d’une économie viable. Les dirigeants doivent avoir la volonté politique de mobiliser les populations pour les tâches urgentes à accomplir : l’élargissement des marchés intérieurs via l’intégration régionale, la création d’une industrie
Des sacrifices, les peuples d’Afrique en ont consenti beaucoup depuis cinq cents ans. Il n’est pas compréhensible que tant de souffrances ne soient pas mises au service de l’unité politique et du progrès économique. Espérons donc qu’à cause de l’urgence l’Afrique francophone va embrasser les changements radicaux qui se font jour dans le continent.
Bien sur, le maintien du statu quo dans les pays de la zone franc est toujours d’actualité, comme en témoignent les accusations portées contre Elf dans les tueries et le changement de régime au Congo-Brazzaville. La classe politique parrainée par Paris détient encore les leviers du pouvoir. Il sera toujours possible de prolonger la durée de vie des régimes amis avec plus d’injection de liquidités sous forme de prêts, ou de ces « aides » et « dons » qui accroissent leur dépendance.
De toutes les formes de financement disponibles, l’ « aide » publique est la moins adaptée. Elle compte pour 11,3% dans la formation du PNB des pays de la région, comparée à 1,2% pour le Proche-Orient et l’Afrique du nord, 0,7% pour l’Asie et 0,45 pour l’Amérique latine. Une bonne pluviométrie, une hausse circonstancielle du prix des matières premières ou des rééchelonnements de créances peuvent toujours faire illusion. Les militaires francais présents sur le terrain interviennent chaque fois qu’ils le jugent nécessaire. En ces temps de disette, des milliers de personnes dans toutes les branches d’activités (ministères, ambassades, banques, organisations humanitaires, organisations non-gouvernementales, industries, commerces, assurances, service de douane et de police, etc.) doivent leurs emplois à la politique actuelle. Mais la misère qui a été le détonateur des embrasements actuels n’en sera que plus grande.
Ce qui fera la richesse des pays d’Afrique noire, ce sera la qualité de leur système éducatif et sanitaire, leur capacité à se nourrir, la compétitivité de leurs industries et la vigueur de leurs échanges, la stabilité de leurs institutions, le volume des investissements privés qu’ils généreront et les emplois qu’ils créeront : source de pouvoir d’achat, d’épargne et de bien être des populations. Il n’est dans l’intérêt d’aucun pays de retarder l’échéance des réformes pour créer cette prospérité. Et le fait de se grouper dans des unions régionales augmente les chances de succès. Mais pour cela il faut une vision qui n’est ni celle de la France, ni celle de ses serviteurs à Washington et en Afrique.