De tous les systèmes d’exploitation et de distribution économiques ayant existé, la mondialisation est certainement le plus mal nommé. En effet, elle n’a de global que le nom et se caractérise par un mouvement massif de capitaux confinés principalement à l’intérieur des pays industrialisés. Cette configuration, préjudiciable à l’ensemble des pays en voie de développement, exclut tout particulièrement l’Afrique noire.
Depuis la crise de 1997, les marchés émergeants ne détiennent plus que 7% du montant total des valeurs boursières alors qu’ils représentent 45% de la production mondiale de biens et services (1) et 85% de la population du globe. Les mouvements de capitaux dans ces régions ont décru d’un tiers, tandis que les investissements directs sont tombés de 130 milliards de dollars en 2000 à 108 milliards de dollars en 2001. Cette contraction se double d’une concentration : cinq pays (l’Argentine, le Brésil, la Chine – dont Hong Kong -, le Mexique et la Corée du Sud) reçoivent les deux tiers des investissements directs.
Dans un tel contexte, quel peut être le sort des pays africains ? Ces derniers n’ont satisfait à aucune des conditions jugées nécessaires à l’insertion dans l’économie mondiale : la faible part de l’industrie dans la formation du produit national brut (PNB) et des produits manufacturés dans le volume des exportations, le non-accès aux marchés des capitaux et le volume réduit des investissements étrangers. En Afrique, la croissance industrielle est passée de 8 % dans les années 1960 à moins de 1 % dans les années 1990. Cette dégringolade, due à des pertes de parts de marché à l’exportation, est consécutive au renchérissement des coûts de transports, d’assurances et de télécommunications. Ces coûts – les plus élevés du monde – grèvent lourdement la compétitivité des industries et absorbent 15 % du montant total des exportations (5,8 % pour le reste des PED). Dans les pays enclavés, ils peuvent même atteindre le quart des recettes d’exportation. Ainsi, la part de l’Afrique dans le commerce mondial qui n’était que de 3 % en 1990, n’est plus que de 1,7 % en 2001 dont la quasi totalité est relative à des produits de base et des matières premières.
En outre, la violation permanente des règles du commerce international par les pays industrialisés, qui imposent, par le biais du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’ouverture des marchés Africains à leurs produits industriels et agricoles subventionnés, a conduit à la faillite les agriculteurs et les entrepreneurs du cru. Ainsi les rares pays d’Afrique qui disposaient d’un embryon de base industrielle, comme le Kenya et le Zimbabwe, ont-ils vu cet acquis laminé par les importations à bon marché qui les ont inondées.
Les possibilités de financements sont, quant à elles, limitées. Au Sud du Sahara, seuls l’Afrique du Sud, le Botswana et le Sénégal ont accès aux marchés de capitaux. Les autres Etats ne disposent pas du sésame qui leur permet de s’endetter sur les places financières ni d’utiliser les sommes empruntées comme ils l’entendent. Ce sont des agences privées qui détiennent le pouvoir exclusif de décerner ce sésame connu sous le nom de “ rating ” (2). Les pays du continent noir n’ont donc pas eu d’autre solution que de sous-traiter leur développement avec les institutions de Bretton Woods (3) et la Banque africaine de développement, seules sources de financement leur restant, si l’on exclut les financements bilatéraux. Les prêts que ces institutions accordent à l’Afrique sont passés dans le langage courant sous le vocable d’ “aide”.
Or, de toutes les sources de financement disponibles, l’ “aide”, est la moins appropriée au développement d’un pays. En effet, les crédits sont utilisés pour acheter les biens et services proposés par les pays prêteurs. Et ils visent l’exécution de projets qui répondent davantage aux impératifs d’exportation de ces Etats qu’aux besoins réels des pays emprunteurs. Ces projets, loin de promouvoir le développement, servent au contraire à remplir les carnets de commandes des firmes occidentales et à enrichir les élites des pays bénéficiaires. Ces crédits peuvent aussi payer des arriérés d’intérêts qui ouvrent l’accès à de nouveaux crédits.
Un traitement Cavalier
Ce traitement discriminatoire a donné naissance à un endettement colossal de 335 milliards de dollars, dont l’amortissement et le service sont source d’appauvrissement (4). Les programmes de privatisation, imposés dans le cadre de l’ajustement structurel, n’ont pas échappé au traitement cavalier que les bureaucrates de Washington réservent à l’Afrique. En effet, en l’absence de marchés boursiers locaux (il n’en existe qu’en Afrique du Sud, en Côte-d’Ivoire, au Ghana, au Nigeria, au Kenya, en Namibie, au Zimbabwe, à Ile Maurice, en Ouganda et en Tanzanie), les privatisations n’ont été, dans la plupart des cas, que de pures et simples liquidations. Cela fut notamment le cas dans les pays de la zone franc où la dévaluation de janvier 1994 a réduit à la portion congrue le prix d’achat des actifs publics. Au plus fort des vagues de privatisations entre 1988 et 1994, la cession des établissements parapublics au secteur privé ne s’est élevée qu’à 2,4 milliards de dollars, alors que ces ventes ont rapporté 113 milliards de dollars récoltés dans l’ensemble des pays en voie de développement.
En Afrique noire, non seulement les privatisations se sont résumées à un marché de dupes, mais elles n’ont contribué en rien au retour des capitaux exilés, contrairement à ce qui s’est passé en Asie et en Amérique Latine. Pourtant, en 1991, les fuites de capitaux africains étaient estimées à 135 milliards de dollars (5), soit cinq fois le montant total des investissements, onze fois les investissements du secteur privé et cent vingt fois les investissements étrangers. Le retour de 10 % de ces capitaux aurait représenté plus du double des capitaux privés investis en Afrique subsaharienne, hors Afrique du Sud.
Le volume des investissements étrangers privés dépend, en principe, des marges bénéficiaires que ces investisseurs, particulièrement les multinationales, entendent tirer de leurs mises. Il est à noter qu’en Afrique noire, les taux de profit les plus élevés ont atteint 40 % en 1995, faisant de la région le marché émergeant le plus performant du monde (6). Toutefois, le continent noir n’a attiré que 1,1 milliard de dollars d’investissements étrangers directs en 2000, comparés à 1,9 milliard de dollars pour le Proche-Orient, 21 milliards de dollars pour l’Asie Pacifique, 19,9 milliards de dollars pour l’Amérique latine et 76,9 milliards de dollars pour l’Europe (7). En outre, cette faible part concerne un nombre limité de pays – notamment le Nigeria, l’Angola et le Mozambique -, et ne finance que des investissements destinés à l’exploitation des ressources naturelles (particulièrement le pétrole, le gaz et les minerais). Se perpétue ainsi la dépendance de la sous-région et son appauvrissement par l’exploitation systématique de ses ressources sans la contrepartie d’investissements productifs, de créations d’emplois et d’exportations de biens manufacturés.
Des mesures sélectives de protection
Face à une situation aussi dramatique et injuste, une réévaluation des stratégies de développement et de désendettement s’impose. Un vrai plan de reconstruction et d’essor devrait, notamment, reposer sur un transfert de technologie, sur la mise en place d’infrastructures, d’institutions et d’un appareil productif financé avec des crédits à taux réduits et sur l’accès des produits africains aux marchés des pays industrialisés. Ces mesures seraient complétées par des dispositifs autorisant, pour une période transitoire, le recours à des mesures sélectives de protection. C’est de cette manière que l’Europe a procédé pour sa reconstruction d’après guerre grâce à l’argent du plan Marshall et à la protection de son industrie et de son agriculture contre les exportations américaines. La Chine, l’Inde, la Corée et bien d’autres pays ont suivi la même stratégie.
En 1980, l’Assemblée des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Organisation de l’unité Africaine (OUA) a proposé un schéma d’action de cet ordre pour son développement économique baptisé “ Plan de Lagos ” et élaboré par des experts du continent noir. La faisabilité d’un Fonds monétaire africain a même été étudiée (8). Ces deux initiatives ont été superbement ignorées par les institutions de Bretton Woods, qui se sont plutôt employées à perpétuer et à renforcer l’appareil productif hérité du système colonial, lequel avait été mis en place pour l’expansion du commerce transatlantique au détriment des courants d’échanges intra-africains (9).
Le dernier plan de relance économique continental, le Nouveau partenariat pour le développement économique de l’Afrique (Nepad), adopté au sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) le 11 juillet 2001 à Lusaka (Zambie), s’inscrit dans les mêmes ornières (10). En effet, cette initiative africaine définit une stratégie économique qui repose sur le financement de quatre secteurs prioritaires : les infrastructures, l’agriculture, l’éducation et la santé. Le financement du plan reposerait pour l’essentiel sur la communauté internationale et les investissements directs étrangers (IDE). Par ce mode de financement, l’Afrique enfourche le néolibéralisme dément de la mondialisation comme stratégie de développement avec les institutions de Bretton Woods comme maîtres d’ouvrage des programmes à réaliser sous le contrôle total des multinationales et avec, comme coordinateur, M. Michel Camdessus, ancien directeur général du FMI. Ce plan est adopté en dépit du bon sens dès lors que les sociétés africaines n’ont satisfait à aucune des conditions nécessaires à l’insertion dans l’économie mondiale.
Même l’Afrique du Sud, le seul pays du continent à disposer d’un appareil productif compétitif sur le marché mondial, loin de bénéficier de la globalisation, en est plutôt la victime. Elle a vu, depuis la fin de l’apartheid en 1989, certaines de ses entreprises de pointe (Anglo American, Billiton, AngloGold, South African Breweries, Old Mutual, Dimension Data et la compagnie Sappi) déserter la bourse de Johannesburg – pourtant parmi les plus sophistiquées du monde – au profit des bourses de Londres ou de New york. Une telle désaffection lamine les rentrées fiscales, génère une fuite massive des capitaux et contribue à l’affaiblissement du rand ( la monnaie nationale a perdu jusqu’à 40% de sa valeur contre le dollar en Décembre 2001).
Par ailleurs, il est de bon aloi de parler d’allégement ou d’annulation de la dette, mais c’est placer de nouveau les Noirs dans le rôle de quémandeurs. C’est aussi oublier qu’en matière de développement, le contrat passé par l’Afrique avec les institutions internationales n’a pas été honoré. Les rapports de post-évaluation attestent que la majorité des projets financés par les banques multilatérales n’ont pas atteint leurs objectifs (11). Or l’emprunt procède d’une transaction financière. Si celle-ci est préjudiciable pour l’une des parties, cette dernière peut – et doit – recourir à la clause d’arbitrage inscrite dans l’accord de prêts pour demander réparation.
Il peut paraître invraisemblable de demander à un otage encore en détention et sans aucun espoir de liberté de traîner ses geôliers devant la justice. Pourtant, il suffirait à un seul pays d’oser pour créer un précédent. Mais pour qu’un dirigeant africain en ait le courage, il doit appartenir à cette catégorie d’individus qui perçoivent le patrimoine de leur pays comme une fortune héritée du passé qu’ils ont la charge de perpétuer, voire d’accroître, au profit des générations futures. Malheureusement, la plupart d’entre eux hypothèquent l’avenir de leurs pays et de leurs peuples pour des dividendes immédiats. Ils attisent les divisions ethniques, manipulent les Constitutions, ont recours à la fraude électorale et adoptent l’improvisation et le pilotage à vue comme méthodes de gouvernement. Ils ont, pour seul souci, leur survie politique et leur maintien au pouvoir. Les conséquences, catastrophiques, de cette situation se mesurent à la persistance, voir à l’aggravation des problèmes qui font que les Africains demeurent les “ damnés de la terre ” près de 40 ans après leur accession à l’indépendance (12).
Sanou Mbaye
Notes :
(1) La liste des pays émergents comprend des pays comme l’Argentine, le Brésil, la Chine, Hong Kong, le Mexique, Taiwan, Singapour….
(2) Ibrahim Wade : « Ces puissantes officines qui notent les Etats », Le Monde diplomatique, février 1997.
(3) Les accords de Bretton Woods ? conclus le 22 juillet 1944 entre les quarante-quatre pays, alors membres de l’ONU mais non ratifiés par l’URSS, ont alors créé deux institutions : le FMI et la Banque mondiale.
(4) Lire Colette Braeckman, “ Bataille pour la terre au Zimbabwe ”, Le Monde diplomatique, avril 2002 et Eric Toussaint, “ Briser la spirale infernale de la dette ”, Le monde diplomatique, septembre 1999.
(5) Cf. “ Left out in the cold ”, Financial Times, Londres, 20 mai 1996.
(6) “ Reforms catch the eyes ”, Financial Times, 20 mai 1996.
(7) HSBC’s World Economic Watch, 11 octobre 2001, rapport fondé sur des données fournies par le Bureau d’analyse économique des Etats Unis.
(8) Lire “ Un fonds monétaire africain, pour quoi faire ? ”, Le Monde diplomatique, août 1986.
(9) Lire Sanou Mbaye “ Souhaitable union des économies africaines ”, Le Monde diplomatique, septembre 1995.
(10) Le Nepad est né de la fusion du MAP (Millenium African renaissance programme) des présidents Thabo Mbeki (Afrique du Sud), Abdelaziz Bouteflika (Algérie) et Olusegun Obasanjo (Nigeria) et du plan Oméga du président sénégalais Abdoulaye Wade.
(11) Lire Joseph Stiglitz, “ FMI : la preuve par l’Ethiopie ”, Le Monde diplomatique, avril 2002.
(12) Lire Aminata Traoré, Le Viol de l’imaginaire, Actes Sud-Fayard, Paris, 2002.