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Javier Montilla Valerio, rédacteur à Wanafrica et Sanou Mbaye, économiste sénégalais, ancien haut fonctionnaire de la banque africaine de développement
Quels effets a sur les économies africaines la sortie importante des cerveaux et des intellectuels de l’Afrique?
Les pays occidentaux sont confrontés à une double contrainte : un vieillissement de ses populations et la nécessitée de produire en permanence des percées technologiques pour maintenir leur compétitivité. Ceci explique qu’ils n’ont aucun état d’âme à favoriser la fuite des cerveaux africains tout en stigmatisant l’immigration. Les effets d’une telle politique sont désastreux pour les pays africains qui ne seront pas en mesure de décrocher de la division internationale de travail qui leur assigne le rôle de producteurs de matières premières. En effet, pour s’affranchir de ce rôle, les pays africains ont besoin de mobiliser leurs ressources internes. La ressource la plus importante dont ils disposent pour moderniser leurs économies réside dans leur capital humain dont les composantes les importantes sont constituées par leurs scientifiques, leurs techniciens, leurs universitaires, leurs médecins, leurs sages femmes, leurs assistantes sociales, etc. qu’ils ont formés sur leurs propres ressources budgétaires.
L’Organisation Mondiale de la Santé (2006) indique que plus de 25% de médecins formés en Afrique travaillent à l’étranger dans les pays développés. A peu près 30.000 Africains hautement qualifiés quittent le continent chaque année pour les Etats-Unis et l’Europe. Il y a plus de 640.000 professionnels africains aux Etats-Unis, plus de 360.000 d’entre eux sont détenteurs de doctorats, 120.000 d’entre eux (en provenance du Nigeria, du Ghana, du Soudan et de l’Ouganda) sont des docteurs en médecine. Les autres sont des professionnels dans divers domaines – qui vont du chef de recherche pour l’Agence Spatiale des Etats-Unis, la NASA, aux professeurs de science.
Vous dénoncez le fait terrible de la fuite des capitaux et de leur impact sur les économies africaines. Pourquoi ?
La libéralisation du marché des capitaux, i.e., la levée des contrôles du mouvement de capitaux imposée aux pays africains par les pays occidentaux sous l’égide des institutions de Bretton Woods (FMI & Banque mondiale) a donné naissance à une fuite massive de capitaux. La fuite des capitaux trouve ses origines dans différents facteurs tels que :
- le paiement des intérêts et de l’amortissement des dettes contractées par les pays de la région ;
- l’adjudication à des firmes étrangères de la quasi-totalité des contrats financés par ces dettes ;
- les exemptions de droits de douane, de taxes et d’impôts dont jouissent les biens et services financés par les Institutions Financières Internationales (IFIs) ;
- la détérioration des termes de l’échange (le différentiel entre les prix des biens manufacturés importés par les pays de la région et ceux des matières premières exportées par ces mêmes pays) ;
- les opérations spéculatives ;
- le libre transfert des profits réalisés sur place ;
- les réserves de changes détenues sur des comptes à l’étranger ;
- la propension des élites à exiler leurs capitaux ;
- le détournement des recettes d’exportation, particulièrement celles du pétrole, et les prébendes.
D’après les statistiques disponibles, l’Afrique sub-saharienne est la région du monde la plus affectée par la fuite des capitaux. Actuellement, ils représentent plus que l’encours de la dette. Selon l’Agence des Nations Unies pour le Développement Industriel (ONUDI), chaque dollar qui entre dans la région génère en contrepartie une fuite des capitaux équivalente à 1,06 dollar Rien d’étonnant donc à ce que les pays les plus pauvres du monde soient devenus des créditeurs nets par rapport au reste du monde, dès l’instant que le montant des capitaux détenus à l’étranger par les différents acteurs opérant dans la région, dépasse le montant total des dettes accumulées par les pays concernés. De surcroît, les capitaux en fuite financent non seulement une part importante des déficits budgétaires des pays de l’OCDE, mais ils constituent également l’enveloppe financière qui sert à l’octroi des nouveaux prêts aux pays africains dans un schéma financier connu sous les termes anglo-saxons de «round-tipping ou back-to-back loans ». Cela pose, au plan légal, le problème de la qualification de ces dettes considérées comme publiques alors qu’elles relèvent, en réalité de personnes morales et physiques. A qui donc, des populations africaines ou des vrais détenteurs des capitaux leur remboursement doit-il échoir ?
Vous dites qu’il a fallu qu’il y ait une menace sur les approvisionnements pétroliers pour que les dirigeants du monde s’occupent de l’Afrique. Pourquoi ?
En effet, il a fallu que les réserves pétrolières du monde soient singulièrement menacées pour que les leaders mondiaux s’intéressent à l’Afrique. C’est ainsi que l’Afrique a reçu ces dernières années les visites du président américain George W. Bush, de son homologue chinois Hu Jintao, du président brésilien Lula Da Silva, de Gerhard Schröder quand il était le chancelier de l’Allemagne et de nombreux autres dirigeants mondiaux. Il importe de rappeler que l’Afrique dispose de 8% des réserves mondiales pétrolières connues. Les Etats-Unis à eux seuls importent d’Afrique de l’Ouest 1,5 million de barils/jour, soit autant que d’Arabie saoudite. Selon le département américain de l’Energie, au cours de cette décennie, les importations américaines de pétrole d’Afrique atteindront 770 millions de barils/an. La Chine a investi des milliards de dollars en Afrique dans les secteurs du pétrole au Nigeria, en Angola, au Soudan – pays qui fournit 7% des importations pétrolières de la Chine. La China National Petroleum Corporation détient 40% des parts de la Greater Nile Petroleum Company et elle a investi 3 milliards de dollars dans la construction d’une raffinerie et d’un pipeline.
Pourquoi les matières premières n’ont-elles pas tiré l’Afrique de la pauvreté ?
Parce qu’elles n’ont pas été transformées par les pays qui les produisent en produits finis dans un processus d’industrialisation. Interdits de lever des fonds sur les marchés des capitaux mondiaux par les pays occidentaux les pays d’Afrique subsaharienne n’ont jamais pu s’embarquer dans ce processus de modernisation de leurs économies. Ces pays doivent saisir l’opportunité que représente la crise énergétique mondiale pour mettre sur pied une confédération panafricaine pour la gestion des matières premières, un cartel dont le pétrole constituerait la principale composante. Cela permettrait aux africains de mobiliser les ressources dont ils besoin pour financer leur développement.
Vous rêvez d’une identité africaine commune et l’établissement des États-Unis d’Afrique. Croyez-vous que c’est possible ?
Oui c’est possible quand les Noirs sauront se solidariser. Toutefois, des siècles d’esclavage et de colonialisme ont fortement et durablement affecté l’identité des Noirs. Le problème de l’identité risque de constituer l’obstacle majeur à la construction des Etats-Unis d’Afrique. Il faut donc, pour conjurer ce mal pernicieux, revisiter l’idéologie du panafricanisme qui devra être le vecteur de l’identification et de l’unification des peuples noirs et du continent africain. Cette idéologie devra notamment définir un programme d’éducation des masses devant conduire à l’émergence d’une culture d’autosuffisance, de renaissance culturelle, d’une transformation radicale des mentalités et d’un recouvrement de la dignité et du respect des Noirs. C’est à cette condition que les Noirs assumeront pleinement et fièrement leur négritude et la revendiqueront au lieu de la rejeter.
Est-ce qu’il existe une volonté politique chez les Chefs d’État?
Malheureusement non. La cause en est qu’une réelle union africaine n’est pas dans l’intérêt des dirigeants africains. Leurs pouvoirs sont issus de la fragmentation du continent et l’on ne peut attendre qu’ils renoncent à leurs positions au profit des masses. Le processus devra être initié conjointement par les peuples, la diaspora, et les institutions idoines de la société civile.
Les changements climatiques menacent-ils tout ?
Les changements climatiques menacent le monde. Toutefois l’Afrique dispose des ressources nécessaires pour se protéger de ces menaces. En effet, le continent est riche en énergie hydraulique. Ses réserves estimées à des milliers de milliards de kilowatts-heure représentent environ la moitié des réserves mondiales. Le Congo, second fleuve du monde en terme de débit (30 000 à 60 000 mètres cubes par seconde) détient à lui seul plus de 600 milliards de kilowatts-heure de réserve annuelle. La Sanaga au Cameroun et l’Ogooué au Gabon en possèdent la moitié. Les pertes importantes qui étaient liées au transport de l’électricité sur un réseau de courant alternatif sont désormais maîtrisées grâce aux percées technologiques réalisées en matière de courant continu à haute tension, moyennant quoi les pertes dues à l’acheminement de l’électricité sur de longues distances ne représentent plus que de 3% tous les 1000 kilomètres. Les problèmes liés au transport de l’électricité étant techniquement résolus, l’exploitation de l’énergie hydro-électrique du seul fleuve Congo avec l’aménagement des barrages d’Inga et de Kisangani pourrait suffire à satisfaire les besoins en électricité du continent noir pour un programme d’industrialisation rationnelle devant conduire à un processus de développement respectueux de l’environnement.
Comment voyez-vous l’avenir de l’Afrique ?
Le désir d’une union politique, économique et monétaire des peuples d’Afrique est né au 19ème siècle aux Etats-Unis, au sein des membres de la diaspora noire. Il est à l’origine du mouvement panafricain. Il s’est à ce point ancré dans la conscience collective des Noirs que tous les dirigeants du continent l’ont placé, par conviction ou par opportunisme, en tête de leur agenda politique. Il est, de fait, la parade appropriée aux humiliations subies depuis des lustres. Malheureusement, les résultats enregistrés jusqu’ici dans la voie de l’unité ne sont pas encore à la hauteur des espoirs suscités par le projet faute de volonté politique des dirigeants africains comme nous l’avons déjà mentionné. Toutefois, ces temps de grande détresse et d’injustices sociales à très grande échelle au niveau du continent devraient constituer un terreau favorable à l’émergence de grands visionnaires et meneurs d’hommes noirs qui, à l’instar de Simon Bolivar, Martin Luther King Jr., Georges Padmore, W.E.B. Dubois, Kwame Nkrumah et Cheikh Anta Diop ont refusé l’ordre établi et l’ont combattu au nom de la justice et de l’équité. De tels hommes auraient à tache de privilégier une politique de régionalisation devant mener, par touches successives, à la constitution d’une fédération des Etats d’Afrique noire, seule garante de leur indépendance et de leur capacité à peser sur les affaires du monde.