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Les répercussions mondiales de la débâcle financière de Wall Street de 2008 et la disette économique qui s’est ensuivie ont aggravé les déficits des comptes nationaux et aiguisé les élans protectionnistes. Les pays s’échinent à maintenir au plus bas le niveau de leurs taux de change pour faire de la recrudescence de leurs exportations le remède aux maux multiples auxquels ils sont confrontés : croissance anémique, chômage, dettes, insolvabilité, troubles sociaux, etc. 1
C’est dans ce contexte que les Etats-Unis accusent la Chine de manipuler délibérément le taux de change de sa monnaie, le renminbi, pour favoriser la capacité d’exportation de ses industries nationales. Un dialogue de sourds s’est instauré entre les principaux protagonistes impliqués dans cette joute monétaire : les pays occidentaux, ceux du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), et d’autres en processus d’industrialisation accélérée comme l’Afrique du sud, la Corée du sud, l’Indonésie ou la Thaïlande. Une impasse qui peut déboucher sur une “guerre des monnaies” : une confrontation qui, si elle devait se matérialiser, ne serait pas sans enjeux pour les pays africains.
Dans les années 1930, les conflits monétaires avaient abouti à des dévaluations compétitives, au protectionnisme, à une inflation galopante, au désastre économique, à l’ascension d’Hitler, à l’essor de l’idéologie national-socialiste en Allemagne, et à la seconde guerre mondiale. Des centaines de milliers d’Africains furent mobilisés dans les armées alliées pour combattre les forces de l’Axe. Beaucoup ont été tués, d’autres mutilés. Certains de ceux qui ont survécu ont été bombardés par les forces françaises dans le camp sénégalais de « Thiaroye » : ils avaient eu l’outrecuidance de réclamer un traitement similaire à celui accordé à leurs compagnons d’armes européens. Mais l’engagement des enfants d’Afrique dans ces conflits ne fut pas tout à fait vain : le prix de consolation est venu sous forme de l’éveil politique. Et les luttes de libération qui sont nées de cet épisode ont été à l’origine des revendications de souveraineté qui ont abouti aux déclarations d’indépendances de la fin des années 1950 et du début des années 1960.
Toutefois, l’euphorie de ces libertés retrouvées a été éphémère, jusqu’à ce qu’une nouvelle « guerre des monnaies » ne se déclare. En Aout 1971, le président des Etats-Unis, Richard Nixon, s’était fait l’architecte de ce que l’histoire retiendra comme le « choc Nixon », en levant une taxe de 10 pour cent sur les importations américaines. Il avait également mis fin à la convertibilité du dollar en or, ce qui a correspondu à une dévaluation pure et simple de la devise américaine, qui avait le statut de monnaie unique de réserve mondiale. Cette série de mesures s’est traduite par une économie d’endettement dans laquelle l’émission monétaire est totalement assujettie aux crédits accordés aux Etats, aux entreprises, aux ménages et aux particuliers. Cette forme de libéralisme économique extrême avait été confortée et mondialisée par le « Big Bang » des années 1980 2, la chute du mur de Berlin en 1989 et l’abrogation du « Glass-Steagall act » qui avait été adopté par le congres américain en 1933 : il s’agissait d’interdire aux banques commerciales d’investir dans des produits financiers spéculatifs tels que les produits dérivés et les ingénieries financières – celles qui ont été a l’origine de la débâcle financière de 2008, dite des « crédits subprimes ».
Une manne de crédits à bon marché inonda la quasi-totalité des marchés financiers du monde entier – sauf le continent noir, seules l’Afrique du sud et la Rhodésie (Zimbabwe) ayant été autorisées à lever des fonds sur les marchés des capitaux. Les autres pays africains en avaient été exclus par les agences de notation financière, qui les avaient jugés insolvables. Ils n’avaient droit qu’à l’industrie de l’ « aide » pour financer leur développement. Ils se sont retrouvés englués dans un niveau d’endettement insoutenable et improductif. Leur seule consolation est venue du fait que, n’étant pas détenteurs d’actifs toxiques en raison de l’ostracisme boursier dont ils étaient l’objet, ils se sont vus épargner les pires effets de la crise financière. Ils ont certes connu un ralentissement de leurs activités économiques, mais, en revanche, ils n’ont pas été victimes de récession.
La Reserve Fédérale des Etats Unis, la Banque Centrale Européenne, la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon se sont lancées dans une politique monétaire de « quantitative easing » (QE) – l’impression de centaines de milliards de dollars de monnaies électroniques dans le but déclaré de stimuler les économies moribondes dont elles sont garantes. Toutefois, étant donné que les taux d’intérêts qu’elles pratiquent avoisinent zéro, les investisseurs à la recherche de placements rentables inondent les marchés financiers étrangers – qui pratiquent des taux d’intérêts plus élevés – d’une grande partie de cet argent. Les pays émergents considèrent donc QE comme une forme d’intervention sur le marché de change ayant pour finalité la dépréciation des monnaies des protagonistes de la politique de la planche à billets avec l’appréciation concomitante des monnaies des autres pays.
De Singapour à la Colombie, des hauts fonctionnaires se sont élevés contre les montées en valeur de leurs monnaies respectives. Les banques centrales de plusieurs pays – dont le Japon, la Corée du sud, le Brésil, la Suisse et Taiwan – sont intervenues pour enrayer l’appréciation de leurs devises.
En Afrique du sud, l’économie phare du continent, une rentrée massive des ces fonds attirés par des taux d’intérêt bien supérieurs à ceux pratiqués dans les pays du Nord, entraîne une appréciation du rand, la monnaie locale, dont la parité par rapport au dollar a atteint R6.76 en octobre dernier, son plus haut niveau depuis trois ans – ce qui nuit aux industries d’exportation. La Reserve fédérale d’Afrique du sud pourrait être contrainte elle-aussi d’intervenir pour refréner l’envolée de sa monnaie. Mais cette politique, parsemée d’embuches, a très peu de chances d’enrayer le flot de rentrées de capitaux qui déstabilisent les économies du sud.
Le franc CFA demeure encore la monnaie la plus vulnérable de toutes. Les Etats membres de la zone franc – qui donnent à la France un droit de veto dans la gestion des deux banques centrales, la BCEAO et la BEAC, ainsi que le contrôle de 65 pour cent de leurs réserves de change déduites à la source de leurs recettes d’exportation de pétrole, d’or, de cacao, de café et d’autres matières premières – seront une destination de choix pour les capitaux spéculatifs. La monnaie y est librement convertible en devises étrangères, à un taux de change grossièrement surévalué arrimé à l’euro.
Une couverture de risque de change portée de 20 a 110 %, des taux d’intérêt usuraires, une inflation maîtrisée et la libre circulation des capitaux alimentent une fuite massive de capitaux au bénéfice du Trésor français et des compagnies françaises telles que Bouygues, Areva, Total, Bolloré, Sonatel, BNP-Paribas (BICI), Société Générale, Air France, etc. Un régime de contrôle de change mis en place en 1993 restreint cette liberté de mouvement des capitaux à l’Hexagone. Le franc CFA est également très attractif aux placements des capitaux spéculatifs dans des comptes de dépôts. Les taux d’intérêts élevés de la zone assurent à ces dépôts des rémunérations substantielles exonérées d’impôts. Les spéculateurs ont beau jeu de transférer dans ces comptes des sommes énormes d’argent : ils collectent leurs gains exempts de taxe tous les trois mois, et répètent la même opération à l’envi.
La perspective d’une « guerre des monnaies » est d’autant plus dangereuse que les perspectives économiques africaines sont encourageantes. Selon le prestigieux bureau de consultation McKinsey 3, l’Afrique a été, en 2009, le troisième contributeur à la croissance économique mondiale derrière la Chine et l’Inde. Le continent est également celui où les taux de rentabilité sur investissements sont les plus élevés comparés aux autres régions en développement.
De nombreux facteurs ont contribué à cet essor, notamment les reformes qui ont amélioré les agrégats macro-économiques et donné naissance à un environnement favorable aux affaires. L’inflation a été divisée par deux depuis les années 1990, et les réserves de devises étrangères ont augmenté de 30 %. Les finances publiques ont affiché un excédent de 2,8 % du PIB en 2008, par rapport au déficit de 1,4 % du PIB en 2000-2005. Les taux d’épargne se situent entre 10 et 20 %, et la dette extérieure est passée de 110 % du PIB en 2005, à 21 % en 2008. Depuis l’an 2000, les pays d’Afrique subsaharienne ont réalisé une croissance économique moyenne de 5 à 7 %.
La jeunesse de la population africaine représente un actif-clé pour la région. Avec 40 % des Africains vivant dans les villes, l’urbanisation rapide du continent tout entier a fait naître un secteur dynamique informel agissant en marge de l’économie moderne. Même marginalisée par les autorités et n’ayant pas accès au système bancaire, cette économie de trésorerie emploie jusqu’aux neuf dixièmes de la main d’œuvre, et les trois quarts des détaillants. Ces petites et moyennes entreprises du secteur informel sont les acteurs des échanges commerciaux intra-régionaux qui représentent désormais 10 à 12 % des importations et exportations du continent. L’intégration économique est menée tambour battant par les hommes d’affaires du secteur informel, et non par les politiciens ou les acteurs économiques étrangers.
En 2015, l’Afrique sera la seule région du monde où la population jeune continuera de croître. Le nombre des ménages dont le revenu dépassera 5000 dollars – considéré comme un seuil pour les dépenses de consommation – passera de 85 millions à 128 millions dans la prochaine décennie. En 2050, le continent comptera 2 milliards d’habitants, dont 60 pour cent vivront dans les villes. Il y aura un milliard cent millions de jeunes en âge de travailler – plus qu’en Chine et en Inde.
Le secteur de l’agriculture vivrière représente un autre actif du continent. La ruée vers les terres africaines fait les gros titres des journaux. Il est vrai que l’opacité qui entoure ces transactions et les conditions léonines dont la plupart sont l’objet peuvent faire scandale. Il n’en demeure pas moins que la seule réponse à l’augmentation des prix des denrées alimentaires, aux émeutes récurrentes de la faim, et au spectre de la famine qui plane sur le monde, ce seraient de massifs investissements dans la mise en valeur du potentiel agricole à peine entamé du continent – 60% de la superficie totale des terres arables non cultivées du monde – .
En 2049, le PIB combiné de onze des principales économies africaines devrait alors atteindre plus de treize-mille milliards de dollars (Egypte, Nigeria, DR Congo, Ethiopie, Kenya, Maroc, Afrique du sud, Soudan, Tanzanie, Ouganda, et Zimbabwe), dépassant le Brésil et la Russie (mais pas la Chine ou l’Inde). A titre d’exemple, le Nigeria, avec une population de plus 180 millions d’habitants, pourrait, avec l’environnement politique et économique adéquat, générer un PIB plus important que celui du Canada, de l’Italie ou de la Corée du Sud. Le gouvernement Kenyan a lancé son plus ambitieux programme d’investissement en infrastructures, incluant des projets d’énergie et la construction de routes et de chemins de fer. Avec la Communauté de l’Afrique de l’Est désormais pleinement intégrée économiquement, le Kenya, la plus grande entité de la région, bénéficie d’un large marché ouvert avec les pays voisins – Ouganda, Tanzanie, Rwanda et Burundi – et peut se positionner parmi les économies les plus performantes du continent.
L’ascension économique de puissances émergentes telles que la Chine, l’Inde et le Brésil ont créé une dynamique d’augmentation des cours des matières premières et d’accroissement des exportations ; elle marque aussi les débuts d’un nouveau modèle de coopération fondé sur le commerce, l’investissement et le transfert des technologies, plutôt que sur “l’aide.” La Chine, dont les relations commerciales avec le continent africain ont quintuplé depuis 2003, a joué un grand rôle dans ce revirement : le commerce entre Pékin et l’Afrique est passé de 10 milliards de dollars en 2000, à 107 milliards en 2008.
Les investissements directs étrangers ont connu une évolution également spectaculaire, passant de 9 milliards de dollars en 2000, à 62 milliards en 2008, dans les activités pétrolières et minières, les transports, la production et la distribution d’électricité, les télécommunications, le tourisme, etc. Si l’on exclut le pétrole et le gaz, l’Afrique du sud, centre industriel et financier du continent, est le plus gros investisseur dans le reste de l’Afrique, avant la Chine ou les Etats-Unis.
Ces lendemains pleins de promesses risqueraient d’être mis en péril par une éventuelle « guerre monétaire ». On se souviendra de la fameuse déclaration que John Connally, le Secrétaire au Trésor de Nixon, avait faite aux Européens à propos de la devise américaine : « Le dollar est notre monnaie, mais votre problème ». En Septembre 1985, les gouvernements de la France, de l’Allemagne, du Japon, des États-Unis et du Royaume-Uni s’étaient réunis à l’Hôtel Plaza à New York et s’étaient mis d’accord pour favoriser une dépréciation de la devise américaine. Les Etats-Unis avaient exercé des pressions énormes sur le Japon pour qu’il fasse apprécier le yen et réduise les excédents de son compte courant. Le Japon ne s’est jamais remis de l’énorme expansion monétaire et de la bulle qui se sont ensuivies. La compétitivité de ses exportations a été gravement endommagée. Il en a résulté pour l’Empire du soleil levant une longue période de déflation économique dénommée « la décennie perdue » des années 1990, mais qui, en réalité, dure depuis 20 ans. La deuxième économie du monde, qui s’apprêtait à ravir la première place aux Etats-Unis, est tombée dans un marasme qui a aidé à la Chine à se hisser au rang de dauphin économique des Américains.
La Chine a un sens très aigu de son histoire et une vision à long terme de son développement. Ainsi, il est peu probable qu’elle se plie au diktat américain et suive l’exemple du Japon. En outre, bien qu’étant la seconde puissance économique mondiale, la Chine, reste un pays en développement en termes de revenu par tête d’habitant. Avec son énorme population, ses immenses réserves de change et sa politique de contrôle du flux des capitaux, elle dispose d’une marge considérable manœuvre, pour se soustraire aux pressions américaines et moduler sa croissance en y intégrant opportunément une hausse de la demande intérieure.
Avec la « guerre internationale des monnaies » qui se profile, l’Afrique se trouve de nouveau prise entre deux feux. Elle sait d’expérience que quand les éléphants se battent, elle est susceptible d’être piétinée. Toutefois, elle pourrait trouver du réconfort dans le fait que, lorsque les économies du monde sont en difficulté, les investisseurs se précipitent sur les valeurs refuges que sont les métaux précieux (l’or, l’argent, le platine, etc.) et d’autres produits tels que le pétrole et les autres produits de base dont l’Afrique regorge.
Sanou Mbaye
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Notes:
- Les échanges extérieurs constituent un des leviers de croissance des économies d’un pays. Un taux de change faible les rend moins onéreux et favorise les exportations des biens et services produits par un pays donné. ↩
- Big Bang: L’invention de la puce électronique a conduit au mariage entre la téléphonie et l’ordinateur, et à l’informatisation des opérations boursières et bancaires. Un système de transfert de fonds interbancaire à haute valeur ajoutée permet d’effectuer des transactions en temps réel, d’éliminer tout risque de crédit entre les parties, d’augmenter la circulation des fonds, de pratiquer l’ingénierie financière par la création et la vente de produits financiers complexes. Les banques et les institutions financières ont la possibilité de suivre leur positionnement en temps réel et donc de décider de leurs stratégies d’investissements. ↩
- Cf.: « Lions on the move: The progress and Potential of African Economies » Mc Kinsey Global Institute report, June 2010 ↩