L’Afrique francophone piégée par sa monnaie unique
Réunis à Paris le 3 octobre 2014, les responsables africains de la zone franc ont confirmé leur attachement à ce lien monétaire. Pourtant, l’écart grandit avec les pays disposant de leur propre devise et connaissant des alternatives politiques sans intervention de l’ancienne puissance coloniale. Il révèle les entraves au développement que représente une monnaie unique sans mécanisme de solidarité ni politique harmonisée.
Invités d’honneur des dirigeants européens les 2 et 3 avril 2014, les chefs d’Etat africains ont également été reçus en grande pompe par le président Barack Obama au mois d’août dernier. Aucun mystère là-dessous : le continent noir est le deuxième moteur de croissance mondiale après l’Asie. Selon le rapport « Perspectives économiques en Afrique », en 2013 le taux de croissance moyen s’y établissait à environ 4 %, supérieur à celui du reste de la planète (3 %). Le mouvement devrait s’accélérer, frôlant les 5 % en 2014 pour se situer entre 5 et 6 % en 2015 1.
A l’ère de la mondialisation, les pays à industrialisation rapide – dits émergents – tels que la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, la Malaisie, la Turquie ou le Brésil ne se sont pas faits prier pour investir massivement en Afrique. D’autres facteurs renforcent cette dynamique : d’une part, les transferts financiers des émigrés, qui se sont élevés, selon des estimations de la Banque mondiale, à plus de 38 milliards de dollars en 2010, dépassent désormais l’enveloppe de 26,5 milliards de dollars allouée à l’aide publique au développement ; d’autre part, les couches moyennes 2 qui avaient été laminées par les plans d’ajustement structurel reprennent leur place. Enfin, la gestion s’améliore, avec une meilleure maîtrise de la dette et des déficits.
Cependant, ces progrès semblent délaisser les pays de la zone franc 3. Si les taux de croissance ont été en moyenne de 5,5 % en 2013 dans l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) 4, ces chiffres doivent être relativisés. La population y croissant en moyenne de 3 %, la progression du produit intérieur brut (PIB) par habitant n’est que de 2,5 %. Dans la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) 5, les taux de croissance moyens du PIB et de la population sont respectivement de 4,6 % et 2,8 %, soit un accroissement du PIB par habitant relativement faible 6. Il en résulte que les plans de développement de certains pays de la zone franc – comme le Niger, le Mali, le Burkina Faso ou le Tchad – se limitent surtout à la lutte contre la pauvreté, le Programme alimentaire mondial (PAM) venant à leur rescousse. Au sein de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’organisme régional mandaté par l’Union africaine pour chaperonner les politiques d’intégration économique de ses membres, ce ne sont pas la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou le Cameroun qui mènent la danse, mais deux pays anglophones. Le Nigeria enregistre un taux de croissance de 7,4 % en 2013 (contre 6,2 % en 2012). Le Ghana a vu sa production croître de 6 % en moyenne pendant les six dernières années et devrait atteindre 8 % en 2015, selon le rapport « Perspectives économiques en Afrique » précité.
Une devise anachronique
Les difficultés de la zone franc sont à imputer à des politiques économiques et financières tronquées et dysfonctionnelles. En premier lieu, le maintien du franc CFA après les indépendances de 1960 aurait requis celui des structures fédérales de l’Afrique-Occidentale française (AOF) et de l’Afrique-Equatoriale française (AEF). Au contraire, les jeunes Etats ont mis fin à cette intégration en érigeant entre eux des barrières douanières. Celles-ci ont annihilé les bénéfices du maintien d’une monnaie commune favorisant le commerce entre les Etats qui la partagent. A titre de comparaison, 60 % des échanges européens sont intracommunautaires, contre un maigre 13 % pour les pays de la zone franc en Afrique 7. Le démantèlement des structures fédérales des deux empires français d’Afrique aurait dû aller de pair avec l’abrogation du franc CFA, chaque pays pouvant ainsi se doter de sa propre monnaie. C’est ce qui se passa dans les anciennes colonies britanniques, avec l’abolition de la livre sterling ouest-africaine et de la caisse d’émission d’Afrique de l’Ouest, en 1968, ou la dissolution de la caisse d’émission d’Afrique de l’Est en 1977. Peut-on imaginer une abrogation du traité de Maastricht qui s’accompagnerait d’une survivance de l’euro ?
Le maintien du franc CFA a créé un environnement économique impropre à toute stratégie de développement. Cette absence de perspectives dans une Afrique en pleine mutation favorise l’instabilité et les conflits. Dans un passé récent, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali et la Centrafrique ont été le théâtre de violences qui ont ensanglanté la région. La France, appuyée par les Etats-Unis, a par ailleurs instrumentalisé ces crises pour renforcer sa présence militaire dans la région. Dans ce contexte, les stratégies d’intégration économique de l’Uemoa et de la Cemac étaient vouées à l’échec. Les préalables indispensables à la viabilité d’une union monétaire ont en effet été méconnus : on ne trouve aucun mécanisme de solidarité, ni marché unique, ni union politique.
Au deuxième rang des inconséquences structurelles de la zone franc figure le taux de change fixe de la monnaie commune, ancrée à l’euro à un niveau abusivement surévalué 8. Il s’agit officiellement de préserver la stabilité de la monnaie, sa convertibilité et son libre transfert en France par le mécanisme du contrôle des changes instauré en 1993. Mais ce montage fonctionne surtout à l’avantage des compagnies françaises, qui exercent un quasi-monopole sur l’activité économique de la zone : Bouygues, Areva, Total, Bolloré, Eiffage, Orange (Sonatel), BNP Paribas (BICI), Société générale, Air France, etc. La sphère publique n’est pas en reste. Par exemple, l’Agence française de développement (AFD) a prêté au Sénégal, dans le cadre de son plan Sénégal émergent (PSE), 58 milliards de francs CFA (88,5 millions d’euros) pour la construction du tronçon d’autoroute à péage de Diamniadio au futur aéroport, dans la banlieue de Dakar. Le marché a été attribué à Eiffage sans appel d’offres. L’AFD versera directement à cette société le montant du prêt que les contribuables sénégalais vont payer. Pour faire bonne mesure, Eiffage s’est vu allouer pour trente ans la mainmise sur le péage de l’autoroute ; elle en rapatriera probablement les bénéfices en France. Ainsi conçu, le PSE s’apparente à un coup de pouce pour l’équipe au pouvoir ; il berce de rêves les Sénégalais sans aucun lien avec la réalité.
Paradoxe : les pays de la zone franc doivent payer toutes ces facilités accordées à la France en se délestant de leurs réserves de change dans les caisses du Trésor français. Paris peut alors investir ces réserves (des dizaines de milliards d’euros) dans des bons du Trésor destinés à garantir les prêts qu’il lève pour financer son propre déficit public.
Au troisième rang des incongruités monétaires de la zone franc figure le niveau élevé des taux d’intérêt qui y sont pratiqués. Les banques françaises appliquent des taux d’intérêt de 5 à 6 % aux prêts qu’elles accordent aux gouvernements de la zone franc pour financer leurs importations de pétrole, de denrées alimentaires, de biens d’équipement et autres. Avec des prêts commerciaux allant jusqu’à 18 % – contre 5 % en Ethiopie –, peut-on s’étonner du faible rôle des banques dans la zone franc et de leur désindustrialisation ? Ces taux faramineux contrastent avec la pratique universelle de taux d’intérêt très bas destinés à relancer une économie mondiale qui sort à peine de la crise économique et financière la plus dévastatrice de son histoire depuis la débâcle de 1929.
Un tel système ne peut qu’engendrer des déficits budgétaires structurels, une dépendance excessive aux importations et une évasion massive de capitaux. Gardien de la rigueur budgétaire et de l’orthodoxie monétaire, le Fonds monétaire international (FMI) s’accommode non seulement de tels dysfonctionnements, mais les renforce par l’implantation de programmes d’ajustement structurel. En être surpris serait oublier que, de M. Pierre-Paul Schweitzer à Mme Christine Lagarde, en passant par MM. Jacques de Larosière, Michel Camdessus et Dominique Strauss-Kahn, la France a toujours pris soin de faire nommer comme directeur général du FMI des hauts fonctionnaires qui s’étaient préalablement distingués en gardiens du temple de l’orthodoxie française jusque dans ses anciennes colonies. N’est-ce pas M. Camdessus qui a présidé à la dévaluation massive de 50 % du franc CFA imposée par Paris en 1994 9?
Quelles politiques de convergence
Ces outils de la domination française permettent aussi aux élites africaines de s’enrichir impunément grâce aux importations et de s’approprier des fonds publics qu’elles n’ont aucun mal à exporter vers l’Hexagone tout en menant à domicile un train de vie extravagant. Complices de l’exploitation institutionnalisée de leur pays, les dirigeants africains souscrivent d’autant plus aux règles monétaires que leurs homologues français de tous bords leur ont toujours conféré une longévité politique sans fin. Félix Houphouët-Boigny est resté président de la Côte d’Ivoire de l’indépendance du pays, en 1960, à la fin de sa vie, en 1993. La liste des dirigeants francophones indétrônables est longue : MM. Denis Sassou Nguesso au Congo, Blaise Compaoré au Burkina Faso, Idris Deby au Tchad, Paul Biya au Cameroun…
Dans ces conditions, on ne voit rien d’étonnant à ce que les pays francophones d’Afrique ne sentent pas souffler le vent de changement qui balaie le continent, mais soient au contraire le théâtre de coups d’Etat, de la prédation, de la corruption et de trafics en tous genres à une échelle inégalée chez leurs voisins.
Les règles qui régissent la zone franc doivent donc être réformées en profondeur. D’abord, l’abolition de la convertibilité du franc CFA est nécessaire au décollage économique. Aujourd’hui érigée en évidence, la convertibilité des monnaies n’a pourtant rien d’obligatoire. La Chine, par exemple, n’autorise pas la libéralisation de son marché des changes, et sa monnaie, le yuan, n’est pas librement convertible.
En second lieu, la politique du taux de change fixe est une aberration à laquelle il convient de mettre fin. Depuis l’abolition de l’étalon or et des taux de change fixes en 1972 par le président américain Richard Nixon, les cours des monnaies sont, dans leur très grande majorité, flottants. De même, la stratégie de la plupart des pays consiste à maintenir au niveau le plus bas possible le taux de change de leurs devises afin d’accroître leur compétitivité et le volume de leurs exportations. C’est dans ce cadre que s’inscrit ce qu’il est convenu d’appeler la « guerre des monnaies » entre les pays industrialisés et émergents. En toute logique, le franc CFA ne saurait faire exception. Il devrait au minimum être arrimé non exclusivement à l’euro, mais à un panier de monnaies choisies parmi celles des principaux partenaires commerciaux des pays de la zone franc (euro, dollar et yuan).
Le meilleur cadre pour articuler ces réformes en Afrique de l’Ouest pourrait être la Cedeao. Malheureusement, la France la perçoit comme acquise aux intérêts des pays anglophones et privilégie l’Uemoa et la Cemac, deux organisations créées par les pays de la zone franc dans l’espoir déraisonnable d’endiguer l’influence britannique, américaine et nigériane dans ce qui est perçu comme une chasse gardée française. Il n’en demeure pas moins que la Cedeao est l’organisation mandatée par l’Union africaine pour mener en Afrique de l’Ouest les politiques de convergence économique et financière nécessaires à l’adoption d’un tarif extérieur commun (TEC). Il s’agit par ce biais de réaliser une union douanière, préalable à une intégration économique réussie suivie d’une union politique des pays de la région, préalable à la création d’une devise ouest-africaine. Une monnaie commune implique des politiques fiscales et monétaires convenues de manière centralisée, qui nécessitent elles-mêmes une intégration politique. Il faudra en outre discuter du contenu des politiques de convergence afin de ne pas créer de tensions sociales.
La boutade en vogue dans les milieux intellectuels de Lagos (Nigeria) est que deux grandes puissances coexistent au sein de la Cedeao : le Nigeria et la France. Le président du Nigeria, M. Goodluck Jonathan, l’a bien compris. M. Pierre Moscovici, alors ministre français de l’économie et des finances, était le seul invité non africain à la septième réunion ministérielle conjointe de la Conférence des ministres africains des finances qui s’est tenue à Abuja (Nigeria) les 29 et 30 mars 2014.
Quant à la France, on peut s’interroger sur les bénéfices qu’elle tire réellement de ce système. En dépit du contrôle quasi total – politique, diplomatique, militaire, économique et financier – qu’elle exerce dans son pré carré, son armée a dû intervenir à quarante reprises sur le sol africain en l’espace d’un demi-siècle. D’anciennes puissances impériales, comme le Royaume-Uni, qui se sont débarrassées de leurs oripeaux coloniaux et paient au prix du marché leurs importations d’Afrique, paraissent en meilleure santé économique que la France.
Notes:
- Ce rapport est le fruit d’une collaboration entre la Banque africaine de développement (BAD), le centre de développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), http://www.africaneconomicoutlook.org ↩
- On entend par ce terme les populations qui dépensent de 2 à 20 dollars par jour et par personne, soit environ trois cents millions d’Africains. ↩
- On entend par ce terme les populations qui dépensent de 2 a 20 dollars par jour et par personne, soit environ trois cents millions d’Africains. ↩
- Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo. ↩
- Cameroun, République centrafricaine, République du Congo, Gabon, Guinée équatoriale et Tchad. ↩
- http://www.cemac.int ↩
- Banque africaine de développement, “Impact des unions monétaires sur les échanges commerciaux”, juillet 2013 ↩
- Un euro vaut 655,95 francs CFA ↩
- M. Michel Camdessus fut directeur du FMI de 1987 a 2000. Lire « L’Afrique noire happée par le marché mondial », Le Monde diplomatique, mars 1994. ↩