Au Sénégal, les chantiers du changement
Début avril, le nouveau président du Sénégal, M. Abdoulaye Wade, devait être installé dans ses fonctions. Dans ce pays-clé de l’ancienne «Françafrique», le pouvoir – monopolisé pendant quarante ans par le « parti-Etat » socialiste – a changé de mains, sans que l’armée et les puissantes confréries religieuses se manifestent. A la tête d’un Parti socialiste coupé des citoyens et impuissant à satisfaire la demande sociale, le président Abdou Diouf a perdu la bataille dans les villes – la moitié de la population – sans obtenir le soutien traditionnel des campagnes. M. Wade, vieil opposant obstiné, a su cette fois se départir de sa démagogie, ne fait plus peur à la classe dirigeante, et s’est même allié à la gauche. Il souhaite mettre en ouvre un «Etat modeste» et promet de régler au plus tôt le problème de la guérilla en Casamance. Mais l’état de grâce pourrait être de courte durée, tant les attentes de l’opinion sont fortes et ont été longtemps déçues.
A la surprise générale, les deux tours de l’élection présidentielle au Sénégal se sont déroulés sans encombres, et l’alternance s’est réalisée, pour la première fois depuis l’indépendance: M. Abdoulaye Wade a succédé à M. Abdou Diouf. Pourtant le pays est secoué de terribles convulsions: le Parti socialiste (PS) au pouvoir depuis 1960, dont certains dirigeants ont privilégié la recherche du profit personnel aux dépens de l’intérêt général, et une «aide» internationale ayant pour objectif d’assujettir plutôt que de développer ont provoqué une véritable décomposition sociale.
C’est pourquoi la décision du PS de modifier la Constitution pour permettre à son chef de file, M. Abdou Diouf, de briguer un énième mandat et la crainte de voir se répéter les irrégularités qui avaient entaché, selon les partis d’opposition, les scrutins précédents, avaient fait redouter le pire. (1)
Des manœuvres dilatoires, faussant le jeu démocratique, auraient provoqué une réaction imprévisible de la part des masses pour qui changement était synonyme d’espoir. Dans un tel contexte, les débats de fond ont été occultés: les préoccupations ont porté sur la fiabilité des mesures mises en place pour garantir la transparence de la consultation.
Pour bien comprendre la victoire de M. Wade, il faut revenir sur le résultats du premier tour, qui avaient vu le président sortant totaliser 41,33% contre 30,97 % à la coalition d’opposition (2). Autrement dit, si M. Diouf a été contraint d’affronter M. Wade dans un second tour, il le doit en grande partie aux dissensions qui ont miné son parti – les deux candidats transfuges du PS, MM. Moustapha Niasse (16,76%) et Djibo Ka (7,09%), totalisaient près d’un quart des voix. D’ailleurs, le scrutin le montre clairement: le public ne veut plus de M. Diouf, mais il n’endosse pas pour autant la coalition nouée autour de M. Wade, dont la collaboration de trois de ses membres avec le régime entache la crédibilité. En troisième lieu, le scrutin révèle la désillusion de l’opinion à l’égard des dynasties marabouts qui avaient donné des consignes de vote en faveur de M. Abdou Diouf, leur argentier. Le désaveu du président les frappe également.
M. Wade devrait, en toute logique, dissoudre l’assemblée dominée par le PS – les élections législatives qui suivront offriront une occasion de débattre des solutions à apporter aux problèmes du pays. S’ouvrira alors une période de transition pour le Sénégal. La décision du président élu de choisir M. Niasse comme premier ministre est de bon augure. Ce dernier est un homme d’influence. Il jouit de l’estime du public, toutes opinions confondues (3). Un exécutif «à la française», composé d’un président libéral et d’un premier ministre socialiste, constitue un creuset dans lequel la majorité des Sénégalais pourrait se reconnaître.
Hiatus colonial
La population a clairement manifesté son désir de changement. Il faudra donc «assainir» le bilan de près de vingt ans de présidence Diouf. Un an après son arrivée au pouvoir en 1981, il avait improvisé le projet de Sénégambie en réponse au coup d’Etat de Kukoï Samba Sagna et fait intervenir l’armée sénégalaise en Gambie pour réinstaller M. Daouda Diawara au pouvoir. Lequel, une fois son pouvoir reconsolidé, a renvoyé aux calendes grecques le projet de réunification des deux Etats. Le souvenir des morts est toujours vivace et rend plus difficile encore une évolution favorable de la situation. Le hiatus colonial que constitue la Gambie pose des problèmes politiques, économiques et sociaux que le gouvernement de M. Diouf n’a gérés qu’au coup par coup, en en laissant l’essentiel en suspens.
Le Sénégal a ensuite connu le très douloureux épisode du massacre de ses ressortissants perpétré en Mauritanie en 1989. Il s’en est suivi des représailles de la part des Sénégalais à l’encontre des Mauritaniens vivant sur leur sol. Ce contentieux est demeuré un dossier ouvert.
Autre mal dont souffre le pays: la guerre civile en Casamance (4), qui s’étend à la Guinée Bissau. L’économie du Sénégal a trop longtemps été dépendante de la culture de l’arachide, qui transforme les terres arables en terres arides. Pour trouver de nouveaux sols plus riches, des cultivateurs Wolofs ont émigré vers les terres grasses de Casamance, bouleversant le rythme des cultures traditionnelles de la région et causant de graves problèmes politiques, fonciers et communautaires. Les Casamançais ont le sentiment d’être les victimes d’une injustice.
Le secteur économique privé demeure quasiment aux mains des groupes industriels français (Bolloré, Bouygues, Mimran, France Télécom…). Certains d’entre eux se sont adjugés, dans les secteurs clefs de l’économie (eau, télécommunications, hôtellerie etc.), des actifs publics acquis à bas prix – du fait de la dévaluation de 50% du franc CFA en janvier 1994. De plus, Mimran, qui jouissait du monopole de la production et de la vente du sucre dans le pays, s’est vu offrir l’agence locale de l’ex-Banque internationale pour l’Afrique occidentale (BIAO). L’autre solution aurait été de faire appel à l’épargne nationale et d’encourager le rapatriement des capitaux détenus par des nationaux à l’étranger pour capitaliser cette banque.
En plus de la perte de leurs possessions, les victimes du coup de force qu’a représenté la dévaluation ont eu à souffrir du renchérissement du coût de la vie. Le loyer de l’argent, déjà prohibitif, a atteint des niveaux vertigineux pour contenir un glissement des prix de l’ordre de 60% dans le secteur alimentaire et les produits importés. Les agences locales des banques françaises, gorgées des liquidités suscitées par l’afflux des capitaux spéculatifs, se sont bien gardé d’embaucher. En revanche, elles ont financé avec des crédits à court terme les importations de biens de consommation.
En se voyant imposer, au lendemain des indépendances, une monnaie unique, le franc CFA, alors qu’ils n’opéraient plus au sein du marché commun fédéral mis sur pied par la France, les pays concernés se sont enfermés dans un piège mortel. Leurs économies sont saignées à blanc par des fuites massives de capitaux en direction de l’Hexagone et les échanges commerciaux entre eux sont atrophiés.
La signature entre la France et les pays de la zone franc des traités instituant l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (Cémac) est un pis-aller (5) . Une union économique ne se bâtit pas à rebours en commençant par une union monétaire. La non interchangeabilité des francs CFA en circulation dans ces deux espaces en est une illustration parfaite. Dans un tel contexte, le développement de marchés parallèles conduisant à une série de dévaluations du franc CFA et à sa désintégration à terme n’est pas à exclure.
Si un tel climat d’incertitude est impropre au développement, il est en revanche, très propice à la gabegie et à la spéculation. L’encours de la dette est un autre cauchemar. Il s’élevait déjà en 1994 à 3 678 milliards de dollars, représentant 272,7% des exportations et 99,1% du produit national brut (PNB) (6) . Les ressources halieutiques du pays ont été bradées aux pays membres de l’Union européenne qui les ont pillées, exposant les populations à plus de misère (7) . A cela s’ajoute le scandale de la corruption, érigée en système de gouvernement.
Face ces blocages qui paralysent la société, les nouveaux dirigeants feront-ils preuve d’audace et d’imagination? Ainsi les dossiers de la Casamance, de la Gambie et de la Guinée Bissau doivent être vus sous le même angle: les sommes dépensées dans une guerre longue et coûteuse pourraient être utilisées pour compenser les injustices commises en Casamance. Une telle mesure serait complétée par un transfert de la capitale administrative à Ziguinchor (Casamance), Dakar demeurant la capitale économique. Cette décision aurait l’avantage de créer, par un programme de grands travaux, une dynamique de développement et de désenclavement. La construction d’un pont sur le fleuve Gambie pourrait être entreprise ainsi que des voies de communication, une université La même stratégie de relance de la demande de type keynésien pourrait prévaloir dans le reste du pays avec la reprise de projets tels que le canal du Cayor, les vallées fossiles, la ceinture verte, etc.
En ce qui concerne les privatisations, qu’il aurait mieux convenu d’appeler liquidations, l’Etat devrait légiférer pour faire augmenter le capital des entreprises concernées. La souscription en serait réservée aux Sénégalais de l’intérieur et de l’extérieur. Une telle mesure favoriserait le retour des capitaux exilés tout en permettant aux nationaux d’avoir un droit de regard dans la gestion des sociétés en question. Quant aux banques commerciales, il serait demandé à la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) d’édicter des directives leur enjoignant d’octroyer des prêts à moyen et long terme aux petites et moyennes entreprises locales (8).
Une croisade judiciaire
Le Sénégal s’est plié aux programmes de libéralisation de son économie (9). Les pays occidentaux n’ayant pas respecté les accords relatifs à l’ouverture de leurs marchés aux exportations africaines conclus en 1993, il serait nécessaire de négocier avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC), conjointement avec les autres Etats du continent, un moratoire de protection du marché africain contre les importations qui détruisent son agriculture vivrière et les fondations naissantes de son industrie. Une politique volontariste et une diplomatie active visant à l’intégration des économies de la sous-région et à l’accroissement de leurs échanges dans le cadre de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) se verraient privilégier (10).
Il est de bon aloi de parler de l’annulation de la dette, plaçant de nouveau l’Afrique dans le rôle du quémandeur. C’est oublier, qu’en l’absence d’accès aux marchés des capitaux, l’Afrique noire a dû sous-traiter son développement aux institutions de Bretton Woods. Or, le contrat de sous-traitance n’a pas été honoré. Les rapports de post-évaluation des projets financés par les banques multilatérales l’attestent. La majorité de ces projets n’ont pas atteint leurs objectifs. L’emprunt procède d’une transaction financière entre deux ou plusieurs parties. Si cette transaction est préjudiciable à l’une des parties, celle qui a été dupée peut et doit recourir à la clause d’arbitrage pour demander réparation. Le Sénégal se doit de se faire l’avocat et le promoteur d’une telle approche pour trouver une solution au problème de la dette.
Et que dire de la dette due au peuple noir en raison de l’esclavage? Le Portugal, l’Espagne, la France, la Hollande, l’Angleterre, les Etats-Unis et le Danemark ont profité du travail forcé des Noirs et des institutions comme Lloyds, NatWest, etc. y ont accumulé d’énormes profits. Le Sénégal se doit d’être à l’avant-garde de la croisade judiciaire pour que réparation soit rendue aux enfants d’Afrique de la même manière qu’elle a été rendue aux enfants d’Israël. Les sommes à recouvrer serviraient à la création d’un Fonds panafricain de développement. Sa tâche serait d’éradiquer la pauvreté de la communauté noire dans le monde (11).
S’agissant de l’Union européenne, la convention de pêche signée avec le Sénégal en 1997 doit être renégociée. Une période de suspension est nécessaire pour permettre le renouvellement de la faune. Les quotas, les espèces à pêcher, les mesures de contrôle à mettre en place et la quantité des prises devant être traités au Sénégal même seront pris en compte dans les nouvelles négociations.
De même les rapports politique, économique et militaire avec la France doivent être revus. S’il est logique qu’un pays ancre sa monnaie à celle de son principal partenaire commercial, le montage monétaire du franc CFA est, en revanche, contraire aux intérêts des anciennes colonies africaines de la France. Des taux de change différenciés doivent être la règle. La rétention de 65% des réserves de change dans les comptes du Trésor français est injustifiée. La fuite des capitaux doit être jugulée. Les investissements français dans le pays doivent servir les intérêts des deux parties et non ceux de la France seulement. Au plan militaire, la France doit des redevances pour l’occupation de la base militaire de Dakar. L’importance stratégique de cette base le justifie. Si Paris n’est pas disposé à souscrire à cette nécessité, le Sénégal devra rentrer en négociation avec les puissances militaires du monde pour sonder les offres et prendre une décision en fonction des intérêts du pays.
Quant à la politique étrangère du pays, les ambassades closes en Afrique du Sud, au Brésil et à Moscou devront être réouvertes et les relations avec la Chine, délaissées au profit de Taiwan, restaurées.
Le peuple sénégalais a des dispositions naturelles pour l’esprit d’entreprise, la créativité, l’innovation, le goût du risque et le commerce. Ce sont ces qualités qui font la prospérité des nations dans l’ère de la mondialisation. Mais les mœurs, agissements et pratiques depuis 30 ans ont dénaturé ces acquis. Il faut désormais un changement radical de méthode de gouvernement et des mentalités.
Sanou MBaye
(1) Au lendemain des élections législatives de mai 1998, le PS, fort d’une majorité à l’Assemblée nationale, avait modifié les dispositions de la Constitution qui limitaient à deux le nombre des mandats présidentiels. La durée d’un mandat est de sept ans.
(2) M. Abdou Diouf a été premier ministre de 1970 à 1980 et président de la République depuis 1981. Son principal rival, M. Abdoulaye Wade, est à la tête d’une coalition de quatre partis appelée – Alternance 2000 -.
(3) Avant son départ du PS, M. Niasse avait été directeur de cabinet du président Léopold Senghor, ministre des affaires étrangères et premier ministre.
(4) Lire Jean-Claude Marut – Le conflit casamançais entre pourrissement et fuite en avant – Le Monde diplomatique octobre 1998.
(5) L’Union économique et monétaire ouest africaine regroupe le Bénin, le Burkina Faso, la Côte-d’Ivoire, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. La Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale regroupe le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée Equatoriale et le Tchad.
(6) World debt tables, World Bank, Washington, 1996.
(7) Lire Pierre Gilet, – Quand l’Afrique brade son poisson à l’Europe – Le Monde diplomatique septembre 1997.
(8) La Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest est la banque des pays membres de l’UEMOA.
(9) Lire Tom Amadou Seck – Le Sénégal au défi de l’ajustement structurel – Le Monde diplomatique, octobre 1998.
(10) La Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest est l’organisme désigné par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) pour mener à bien l’intégration économique de ses membres (Bénin, Burkina Faso, Côte-d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal, Togo, Mauritanie, Cap-Vert, Nigeria, Liberia, Sierra Leone, Guinée, Gambie, Guinée-Bissau, Ghana).
(11) Lire Elikia M’Bokolo – La dimension africaine de la traite des Noirs – Le Monde diplomatique, avril 1998.