EN FINIR AVEC LA DÉPENDANCE
VINGT mois après la dévaluation de 50 % du franc CFA, imposée par la France et le Fonds monétaire international, les quatorze États africains de la zone franc se retrouvent plus dépendants encore de Washington et de Paris, tout comme des cours des matières premières, et confrontés à la même alternative : s’unir et forger leurs propres instruments économiques régionaux ou continuer à dépérir(1).
Nos populations n’avaient pas eu à attendre longtemps pour subir les effets néfastes de la décision notifiée à une douzaine de chefs d’État et de gouvernement africains, ce fatidique 11 janvier 1994, à Dakar, par un jeune ministre français et un fonctionnaire international. Une hausse conjoncturelle des produits de base, combinée avec le rapatriement des capitaux spéculatifs et les décaissements des bailleurs de fonds, avait entraîné aussitôt le gonflement de la masse monétaire : les prix ont augmenté en moyenne de 45 %, et touché durement les habitants des villes, déjà aux prises avec un chômage parmi les plus élevés du monde ; le loyer de l’argent, majoré lui aussi pour tenter de contenir l’inflation, a atteint le taux prohibitif de 20 %, excluant les entrepreneurs locaux des circuits officiels de financement.
Cette situation, en revanche, a profité aux spéculateurs : prenant avantage de la convertibilité du franc CFA, ils ont effectué des placements massifs à très court terme. On se trouve ainsi dans la situation absurde de banques gorgées de liquidités inutilisables pour des investissements productifs. L’avenir n’est pas plus encourageant : une éventuelle croissance reste très dépendante des cours des matières premières, dont la tendance générale est à la baisse depuis une trentaine d’années (2). En outre, les déficits budgétaires vont s’accentuer sous l’effet du renchérissement des coûts des importations et de la perte de compétitivité des filières d’exportation africaines sur les marchés mondiaux, amorcée bien avant cette dévaluation en raison de l’augmentation des coûts des facteurs de production.
Ces déficits chroniques font de ces pays, qui n’ont pas d’accès direct au marché des capitaux, les otages de leurs bailleurs de fonds, principalement la France et les institutions de Bretton Woods : la Banque mondiale et le FMI (3). Les programmes de privatisation, qui devaient également contribuer à injecter de l’argent frais dans les rouages de l’économie, ont fait la part belle aux groupes français qui avaient acquis à crédit avant la dévaluation _ et à des prix bradés, faute de concurrence _ des entreprises des secteurs les plus rentables (énergie, eau, télécommunications, etc.).
Cela pourrait être facilité pour les quatorze pays de la zone franc par la récente proposition du président Chirac de convertir en investissements les 235 milliards de francs dus par ces pays à Paris. L’absence d’autosuffisance alimentaire a profité également aux banques étrangères, principalement françaises, qui financent à court terme, avec de substantiels profits, les importations de denrées alimentaires, de même que celles de produits pétroliers, alourdissant ainsi l’endettement des pays et leur dépendance. Depuis la dévaluation, avec la reprise des rééchelonnements et des programmes de prêts, le montant de la dette _ dont le service absorbait jusqu’à 40 % des recettes d’exportation des pays _ va encore s’alourdir, les créances servant surtout à acheter des biens et services d’origine française.
Si la dévaluation n’a pas apporté les solutions escomptées, c’est que les difficultés de la zone franc sont plus d’ordre structurel que d’ordre monétaire : il est impossible à des Etats qui ont érigé des barrières tarifaires entre eux de prétendre partager la même monnaie. L’union monétaire entre la France et ses quatorze ex-colonies, qui ne repose sur aucune union douanière et encore moins sur un marché commun entre des pays ayant des niveaux de développement différents, avait fait de cet espace économique peuplé de quelque quatre-vingt-dix millions de personnes une zone d’exploitation institutionnalisée au profit de la France.
En garantissant la convertibilité du franc CFA, dont la masse monétaire ne représentait avant la dévaluation que 1,26 % de la totalité de la masse monétaire française (4), la France s’était aménagée, à peu de frais, une chasse gardée qui a assuré à ses entreprises une profitable rente de situation, grâce à des débouchés captifs et à un accès privilégié à certaines matières premières (5). Des avantages exorbitants protégés par un droit de veto de la France à la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et à la Banque des Etats de l’Afrique centrale (BEAC) (6) ; l’obligation faite aux pays membres de déposer au Trésor français au moins 65 % de leurs réserves de change ; le contrôle exercé sur les banques commerciales (qui sont souvent des agences de banques françaises) et le secteur privé (dominé par les entreprises françaises implantées dans la région depuis l’époque coloniale) ; l’interdiction pour tout pays membre de quitter la zone sans s’acquitter de ses dettes ; la tutelle exercée sur la plupart des classes dirigeantes, dont certaines sont maintenues au pouvoir sous perfusion ; le parapluie sécuritaire toujours déployé par Paris, trente-cinq ans après la vague des indépendances africaines (réseau de bases militaires et d’accords de défense, etc. (7).
Un tel contexte, qui n’est pas propice à l’investissement, est, en revanche extrêmement favorable à la consommation de biens importés, à la fuite des capitaux, à la spéculation et à la contrebande avec les pays voisins, dont les monnaies ne sont pas convertibles. Et les seuls investissements réalisés dans la zone privilégient l’exploration et l’exploitation pétrolières, ainsi que les secteurs des matières premières agricoles et minières. Le réveil des pays de la zone franc dépendra de leur volonté de reconsidérer leur appartenance au système, afin de recouvrer le privilège d’une politique économique et monétaire souveraine. Cette nouvelle stratégie passe par une politique d’intégration régionale incluant deux ensembles : les pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) (8), principalement le Nigeria et le Ghana, et ceux de l’Union douanière des Etats de l’Afrique centrale (Udeac) (9).
La réalisation d’un tel projet requiert de la part des dirigeants africains la volonté politique de mettre en place des institutions démocratiques garantissant le respect des droits de l’homme. Et implique que soient mises en oeuvre des politiques de réformes et de convergence économique élaborées et exécutées au niveau régional. Ainsi, s’ils veulent maintenir leur union monétaire, il leur faudra préalablement intégrer leurs économies et revivifier les échanges intra-africains, dont le dynamisme fit la prospérité des grands empires précoloniaux du Ghana (400-1000), du Mali (1250-1400) et de l’empire songhaï (1400-1591).
A la faveur des conquêtes coloniales, la France s’est emparée à son profit de cet héritage et en a fait, depuis plus de quatre siècles, une source de richesse, avec en contrepartie la pauvreté indescriptible de millions d’Africains pris au piège de la misère et de l’exploitation. Un marché de 160 millions de personnes CERTAINS gouvernements africains, conscients de cette nécessité, ont signé par exemple des conventions de paiement et de compensation prévus dans le cadre de leurs institutions régionales : elles encouragent l’utilisation des monnaies nationales dans le règlement des transactions entre les Etats membres.
De même, des accords de libéralisation des échanges et d’union douanière ont été négociés dans le cadre des groupements régionaux existants, tandis que le traité instituant _ en théorie au moins _ une Communauté économique africaine a été signé. Le plan dit de Lagos, élaboré par des experts africains et adopté en 1980 par l’Assemblée des chefs d’Etat et de gouvernement de l’OUA, constitue toujours un schéma d’action pour le développement économique de l’Afrique. Au surplus, l’étude de faisabilité de la création d’un Fonds monétaire africain (10) a été réalisée.
L’initiative de la Banque africaine de développement (BAD) qui a conduit à la création d’Afreximbank procède de la même logique et devrait contribuer à réduire les coûts exorbitants des crédits d’import-export et des primes d’assurance qui étouffent les producteurs et les exportateurs du continent africain, surtout si les Occidentaux se décidaient à rejoindre l’organisation (11). Le succès de telles initiatives ouvrirait au sein de la CEDEAO un marché de quelque 160 millions de personnes, favoriserait aussi l’investissement et le retour des capitaux exilés, et pourrait relancer la création d’emplois dans un espace géographique disposant d’une vaste main-d’oeuvre et de matières premières à bon marché. Ce train de mesures propres, entre autres, à desserrer l’étau de la France sur les économies de ses anciennes colonies, est opportunément complété par l’initiative des Noirs américains qui ont organisé le troisième sommet africain-noir américain en mai dernier à Dakar, en présence de plusieurs chefs d’Etat et d’une importante délégation officielle venue de Washington, pour développer un partenariat Afrique-États-Unis.
Ces initiatives ne suffiront pas sans une adhésion sans réserve de la France au processus d’intégration des économies de ses anciennes colonies. Il faudra, pour cela, que les dirigeants africains concernés s’emploient à convaincre le nouveau gouvernement de cet impératif qui va dans le sens de ses propres intérêts : le Maroc et la Tunisie, qui ont quitté la zone franc, n’en sont pas moins demeurés des partenaires privilégiés et des alliés sûrs de la France, bien que poursuivant des politiques économiques et monétaires autonomes. Les dirigeants africains, de leur côté, devront s’employer à mettre en place les institutions démocratiques sans lesquelles il n’y a pas d’intégration possible.
Les institutions multilatérales, notamment le FMI, la Banque mondiale et la Banque africaine de développement, doivent également prendre part à ces évolutions. Ces institutions traversent toutes une crise d’identité : leurs actions en faveur du développement ont été ces dernières années sous le feu de la critique. Elles ne devront leur salut qu’à une métamorphose, en s’employant à concevoir un modèle du type plan Marshall pour l’Afrique, avec une priorité absolue donnée aux programmes d’intégration économique, sous forme de renforcement des mécanismes existants au sein de la Zone d’échanges préférentiels (ZEP) (12), la Southern African Development Community (SADC) (13), l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) (14), la Cedeao et l’Udeac. Une telle stratégie impliquerait également la mise en place de projets de réformes visant à faire converger les économies balkanisées du continent, ainsi que la reconstitution et la recapitalisation des réseaux bancaires locaux de développement qui ont disparu, victimes de leur mauvaise gestion et de l’insolvabilité de leurs principaux clients : les Etats et les entreprises parapubliques, et des programmes de restructuration du secteur bancaire de la Banque mondiale.
Seuls de tels établissements pourront contrer les opérations spéculatives des banques étrangères et fournir les financements indispensables pour doter nos pays d’une base industrielle solide et d’un réseau de petites et moyennes entreprises, fondations nécessaires à leur décollage économique. Il faudrait aussi imposer une révision de l’approche ultralibérale qui a cours au sein des institutions multilatérales en matière d’aide au développement ; et accepter _ compte tenu de la fragilité des structures économiques des pays d’Afrique, particulièrement celles de la zone franc _ la mise en place, durant la période de transition vers une relance, de mesures sélectives de protection des industries naissantes, une augmentation du pouvoir d’achat des travailleurs et des subventions aux prix d’achat aux producteurs des denrées alimentaires.
De même, il conviendrait d’encourager la mise en place de marchés boursiers, tels qu’il en existe en Afrique du Sud, au Kenya, au Ghana, pour favoriser l’investissement et le retour des capitaux exilés (15). Dans ce nouveau contexte, on pourra envisager la création massive d’emplois à travers des investissements sur des projets d’interconnexion continentaux de grande envergure, dans les secteurs des transports, de la formation, des communications, de la construction, de l’énergie, etc. Cette reconstruction de l’Afrique peut même constituer un tremplin pour la relance des économies occidentales, confrontées à de sérieuses difficultés, à l’exemple des profits réalisés par les industries américaines, lors de la reconstruction de l’Europe grâce au plan Marshall.
SANOU MBAYE.
(1) Le franc CFA est la monnaie convertible créée par la Fra nce et mise en circulation dans les pays d’Afrique de la zone franc. Son ancienne parité : 1 FF = 50 F CFA, est demeurée inchangée de 1945 au 11 janvier 1994. Elle est alors passée à 1 FF = 100 F CFA.
(2) Cf. Les Etats d’Afrique, de l’océan Indien et des Caraïbes, Situation économique et financière en 1992, perspectives d’évolution, ministère de la coopération, Paris, 1993.
(3) Lire Sanou Mbaye, «Une loi dictée par les institutions financières internationales : l’Afrique noire happée par le marché mondial», Le Monde diplomatique, mars 1994.
(4) Chiffres de l’Office français de conjoncture économique (OFCE).
(5) Cf. Olivier Piot, « La Zone franc », Le Monde, 10 novembre 1992.
(6) BCEAO : créée en 1959, en remplacement de l’Institut d’émission de l’Afrique occidentale française et du Togo, elle regroupe les pays suivants : Bénin, Burkina Faso, Côte-d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal et Togo. BEAC : créée en 1972, en remplacement de l’Institut d’émission de l’Afrique équatoriale française et du Cameroun. Elle regroupe les pays suivants : Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée équatoriale et Tchad.
(7) Lire Philippe Leymarie, « En Afrique, Dieu n’est plus français », Le Monde diplomatique, juin 1995.
(8) La Cedeao regroupe les pays suivants : Côte-d’Ivoire, Mauritanie, Burkina Faso, Gambie, Nigeria, Togo, Bénin, Ghana, Liberia, Sierra Leone, Sénégal, Mali, Guinée, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Niger.
(9) L’Udeac regroupe les pays suivants : Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée équatoriale et Tchad.
(10) Lire les articles parus dans Le Monde diplomatique d’août 1986, « Un fonds monétaire africain, pour quoi faire ? ».
(11) Afreximbank : Banque d’import-export au capital de 750 millions de dollars dont le siège se trouve au Caire. Principaux actionnaires : BAD, Nigeria, Égypte, Zimbabwe, Tunisie, Côte-d’Ivoire, Sénégal, Cameroun, et des institutions comme la Banque de Chine, Citibank, Standard Chartered Bank, la Banque d’Égypte, la Banque du Brésil, Crédit commercial de France (CCF), etc.
(12) La ZEP regroupe les pays suivants : Burundi, Comores, Djibouti, Éthiopie, Kenya, Malawi, Maurice, Ouganda, Rwanda, Soudan, Tanzanie, Zambie et Zimbabwe.
(13) La SADC regroupe les pays suivants : Afrique du Sud, Angola, Botswana, Lesotho, Malawi, Mozambique, Namibie, Swaziland, Tanzanie, Zambie, Zimbabwe.
(14) UEMOA : regroupe les pays suivants : Bénin, Burkina Faso, Côte-d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal et Togo.
(15) La création d’une Bourse des valeurs sous-régionale est prévue à Abidjan, dans le cadre de l’UEMOA.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | SEPTEMBRE 1995 | Page 12