Abstraction faite de certaines minorités, les Chinois sont un peuple a-religieux. Leur livre culte n’a été ni la torah, la bible ou le coran, mais « L’art de la guerre » de Maitre Sun-tzu 1, écrit il y a plus de deux milles ans. Il illustre l’essence de la culture chinoise, résumée dans cette phrase: « L’excellence ultime ne consiste pas à gagner une bataille mais à défaire l’ennemi sans livrer combat », en faisant usage de ruse et de tromperie. L’ouvrage offre plus qu’un aperçu sur la manière dont les Chinois conduisent leurs affaires en toute chose, hier comme aujourd’hui …
L’exercice de cet art renforcé par le paradigme : «un pays, deux systèmes» (totalitarisme politique et capitalisme d’état) et au conseil prodigué par Deng Xiaoping aux chinois : « il est bon de s’enrichir » a servi à merveille les objectifs poursuivis par la Chine en Afrique subsaharienne : sécuriser son approvisionnement en pétrole et en ressources minières, isoler Taïwan, et accroître son influence sur la scène internationale. L’empire du milieu a astucieusement placé ses relations dans le contexte de « l’esprit de Bandung » (non-alignement, troisième voie…), de l’appui des Africains à la Chine pour l’obtention d’un siège au Conseil de sécurité, du soutien chinois aux mouvements de libération africains et dans la lutte contre l’apartheid.
En qualifiant ses rapports avec l’Afrique de relation « gagnant-gagnant », la Chine les plaçait en contraste avec ceux prévalant avec les occidentaux qui avaient pris les pays de la région en otages à travers une combinaison d’accords spécieux, de restrictions d’accès de marchés, de manipulations politiques, d’interventions militaires, d’ostracisme boursier et d’addiction à l’industrie de l’ « aide ».
LE RÔLE DES DIRIGEANTS
Le credo de base des relations sino-africaines – “Les affaires sont les affaires, et la Chine ne mêle pas les affaires et la politique” – a résonné comme une agréable symphonie aux oreilles des dirigeants africains. Ils se sont bousculés pour louer la coopération chinoise. Ce type de comportement rappelle certaines des pires pratiques de ces gouvernants: durant quatre siècles, ils ont collaboré avec les puissances occidentales, bloquant l’émergence et la croissance des industries locales précoloniales. Ils avaient délibérément fait le choix de stopper la production de produits manufacturés, préférant les importer d’Europe en échange de l’exportation de leurs ressortissants réduits à l’état d’esclaves par des guerres sans fin. A l’époque, les biens importés se composaient essentiellement de perles, d’alcool et surtout de ces mêmes armes qui leur ont permis, jadis tout comme aujourd’hui, d’infliger des violences extrêmes à leurs sujets.
L’abolition de l’esclavage au dix-neuvième siècle a altéré ces pratiques sans en modifier les modalités. Il n’était plus question de négoce d’esclaves mais de trafic de matières premières. Après les indépendances, au début des années 1960 comme durant la Guerre froide, ces mêmes dirigeants ont joué sur l’opposition Est-Ouest pour perpétuer leurs méfaits.
Aujourd’hui, ces « élites » poursuivent les mêmes objectifs en s’alliant à la Chine, laquelle a beau jeu de s’approvisionner en pétrole et autres produits de base sans bourse délier, en échange d’infrastructures qu’elle charge ses propres compagnies de réaliser. D’où l’importation de sa propre main-d’œuvre et une véritable politique d’invasion – il y a plus de Chinois en Afrique depuis dix ans qu’il n’y a eu d’occidentaux en sept siècles. Des pratiques similaires à celles de l’apartheid permettent en outre aux managers chinois d’imposer à leurs employés africains les pires conditions de travail, allant parfois jusqu’à tirer dessus à coup de fusil s’ils les prennent à se plaindre : des mauvais traitements qui font écho à ceux dont souffrent également les Africains résidant en Chine.
Les Chinois prennent ainsi le contrôle de pans entiers de l’industrie locale, tout en accaparant leurs quotas d’exportation. La potion n’en est que plus amère quand on sait que d’ici quelques années, la combinaison d’une appréciation inévitable du yuan et des coûts salariaux va laminer la compétitivité des industries manufacturières chinoises par rapport à celle de ses concurrents comme l’Inde, le Brésil ou le Mexique. C’est vers l’Afrique que la Chine se tournera pour délocaliser certaines de ses usines, faisant usage des infrastructures qu’elle a construites sur le continent et de la horde de travailleurs qu’elle y a exportée en échange de nos propres ressources.
Les dirigeants et les élites africaines conspirent avec les intérêts chinois pour cannibaliser leurs économies et accumuler les avantages du pouvoir : flottes de voitures de luxe, jets privés, comptes bancaires dans les paradis fiscaux, propriétés immobilières à l’étranger, biens de consommation importés, armement, etc. Leurs défaillances sont d’autant plus dommageables pour l’Afrique que les perspectives économiques y sont plutôt encourageantes. Le continent a été, en 2009, le troisième contributeur à la croissance économique mondiale derrière la Chine et l’Inde, et les taux de rentabilité sur investissement que l’on y réalise sont les plus élevés, comparés aux autres régions en développement.
EMBELLIE ?
L’urbanisation rapide du continent – 40 % des Africains vivent dans les villes – a fait naître un secteur informel actif employant jusqu’aux neuf dixièmes de la main d’œuvre Ce sont les acteurs les plus dynamiques des échanges commerciaux intra-régionaux. L’intégration économique est menée tambour battant par eux et non par les politiciens ou les acteurs économiques étrangers. En dépit de leur importance, ces « informels » sont marginalisés par les autorités, n’ont pas d’accès au système bancaire, et sont maintenant confrontés à la concurrence des immigrés chinois.
L’ascension économique de puissances émergentes telles que la Chine, l’Inde et le Brésil a créé une dynamique d’augmentation des cours des matières premières et d’accroissement des recettes d’exportation. Le nombre des ménages dont le revenu dépassera 5000 dollars – considéré comme un seuil pour les dépenses de consommation – passera de 85 millions à 128 millions dans la prochaine décennie. Les investissements directs étrangers sont passés de 9 milliards de dollars en 2000, à 62 milliards en 2008. Si l’on exclut le pétrole et le gaz, l’Afrique du sud, centre industriel et financier du continent, est le plus gros investisseur dans le reste du continent, avant la Chine ou les Etats-Unis.
Les montants annuels des transferts des migrants africains sont estimés entre 30 et 40 milliards de dollars faisant de facto des migrants les premiers bailleurs de fonds de leurs pays d’origine. Les pays d’Afrique du nord offrent à leur diaspora des coûts de transfert très bas, et une vaste gamme de produits bancaires adaptés à leurs besoins, attractifs et rentables. En revanche, la grande majorité des pays d’Afrique subsaharienne ont cru bon de signer avec Western Union des contrats d’exclusivité – un monopole qui autorise cette compagnie à maintenir des marges bénéficiaires élevées, avec des coûts de transfert prohibitifs, pouvant atteindre 25%, alors que la norme moyenne mondiale s’élève à 5%. Faute d’affiliation bancaire des ménages bénéficiaires, une part importante de ces transferts finance des dépenses d’alimentation, de santé et d’éducation, ainsi que celles liées aux cérémonies religieuses et collectives.
Le secteur de l’agriculture vivrière représente un autre actif du continent. La ruée vers les terres africaines fait les gros titres des journaux, en raison de l’opacité qui entoure certaines de ces transactions et des conditions léonines dont elles sont l’objet. Mais des investissements massifs dans la mise en valeur du potentiel agricole à peine entamé du continent – 60% de la superficie totale des terres arables non cultivées du monde – demeurent l’une des réponses les plus appropriées à l’augmentation des prix mondiaux des denrées alimentaires, aux émeutes récurrentes de la faim, aux aléas des changements climatiques, et au spectre de la famine qui plane sur une bonne partie de la planète.
Malheureusement, tous ces facteurs qui contribuent à l’embellie ne relèvent pas d’une gouvernance africaine visionnaire et éclairée. La part qu’y prend la Chine est bien moindre de ce que la presse laisse présager. Les Chinois s’enorgueillissent de leur duplicité, d’un sens aigu de leur histoire et d’une vision à long terme de leur développement. Une nouvelle race de dirigeants africains soucieux des intérêts et de l’avenir de leurs populations devrait en faire autant, en se solidarisant, et en forgeant des nouvelles alliances avec les autres pays, qui sont tout aussi menacés par l’hégémonie chinoise : par exemple Taïwan, les Corées (qui peuvent trouver là une planche de salut à leurs divisions), le Japon (qui s’est fourvoyé dans sa politique africaine en se faisant le supplétif des occidentaux) et l’Inde. Cet espoir a toutefois toutes les chances de relever du fantasme quand on se réfère à la nouvelle stratégie de perpétuation du pouvoir de certains dirigeants africains qui intriguent pour pousser leur progéniture vers le pouvoir quand sonne l’heure inéluctable de leur propre fin.
Sanou Mbaye
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Notes:
- Jean Lévi, Sun Tzu, » L’art de la Guerre« (Paris : Hachette, 2000). ↩